MESSAGES RÉVOLUTIONNAIRES
DE  MEXICO
 
Antonin Artaud
 
BASES UNIVERSELLES DE LA CULTURE
 
Aujourd'hui, en Europe, la culture, comme l'instruction, comme l'éducation, est un luxe qui s'achète. C'est la meilleure preuve que le sens des mots se perd et il n'est rien comme la confusion dans les mots pour révéler un état de décadence qui s'est maintenant généralisé en Europe. C'est bien pourquoi, avant de discuter de la culture, il me faut préciser le sens de ce mot. Je dirai d'abord ce que tout le monde entend par là ou croit entendre, ensuite je dirai ce qu'il signifie réellement. Nous parlons d'homme cultivé et nous parlons de terre cultivée, et nous exprimons de la sorte une action, une transformation presque matérielle de l'homme et de la terre. On peut être instruit sans être réellement cultivé. L'instruction est un vêtement. Le mot d'instruction signifie qu'une personne s'est revêtue de connaissances. C'est un vernis dont la présence n'implique pas forcément le fait d'avoir assimilé ces connaissances. Le mot de culture, en revanche, signifie que la terre, l'humus profond de l'homme, a été défrichée. On confond généralement instruction et culture, et en Europe, où les mots ne veulent plus rien dire, on emploie dans le langage courant les mots d'instruction et de culture pour exprimer une seule et identique chose, alors qu'en réalité il s'agit de deux choses qui diffèrent profondément. Et même si l'on ne confond pas, à proprement parler, instruction et culture, on les situe sur le même plan, on les considère comme allant de pair, quand tout ce que nous voyons alentour nous prouve que la culture éparpillée, contradictoire de l'Europe n'a plus rien à voir avec l'état absolument uniforme de sa civilisation.
 
Lorsque je suis arrivé au Mexique et que j'ai parlé de son ancienne culture, de toutes parts on m'a plus ou moins répondu : « Mais il y a cent cultures au Mexique ! » - preuve que les Mexicains d'aujourd'hui ont oublié jusqu'à la signification du mot culture et confondent culture uniforme et multiplicité des formes de civilisation. Pour distinctes que fussent ses civilisations, l'ancien Mexique n'avait en réalité qu'une seule culture, c'est-à-dire une idée unique de l'homme, de la nature, de la mort, de la vie; au contraire, l'Europe moderne qui a su uniformiser sa civilisation a multiplié à l'infini sa conception de la culture et, relativement à l'idée même de la culture, elle est, on peut le dire, en pleine anarchie.
 
Si l'Europe conçoit la culture comme un vernis, c'est qu'elle a oublié ce que fut la culture aux époques où elle existait vraiment ; les mots ont en effet une signification rigoureuse, et il n'est pas possible d'extirper du mot culture son sens profond, son sens de modification intégrale, magique même pourrait-on dire, non de l'homme mais de l'être dans l'homme, car l'homme vraiment cultivé porte son esprit dans son corps et c'est son corps qu'il travaille par la culture, ce qui équivaut à dire qu'il travaille en même temps son esprit.
 
L'Europe s'est imaginé que la culture était contenue dans les livres, et toute nation européenne a ses livres, c'est-à-dire sa philosophie. Il est né, ces dernières années, une multitude de systèmes, chacun d'eux correspond à l'apparition d'un nouveau livre, et non seulement chaque nation possède le sien, mais chaque parti politique aussi. Et à l'inverse de ce qui se produisait aux grandes époques où les philosophes régentaient la vie et donnaient naissance à la politique, chaque nouveau système politique se crée des philosophes qui tâchent lamentablement d'en justifier la démagogie.
 
Le marxisme, système politique fondé sur un certain nombre de vérifications élémentaires en matière d'économie, a produit toute une conception matérialiste du monde. L'Italie est si appauvrie spirituellement qu'elle ne pourrait même pas susciter un seul philosophe, pourtant le fascisme hitlérien, lui, a ses philosophes dont le système est un monstrueux salmigondis de Nietzsche, Kant, Herder, Fichte et Schelling. En Europe, à côté des prophètes du nouvel Occident, on trouve les prophètes de la décadence de l'occident, et à côté d'hommes sérieux, tels Spengler, Scheller et Heidegger, on trouve des petits maîtres de la décadence qui, comme Keyserling, ne sont rien d'autre que des commis voyageurs, amateurs d'un hindouisme de pacotille et, passant toute mesure, des papillonneurs du thème de l'inconscient, de la forme freudienne à la forme américaine, cet inconscient dont ils s'imaginent faire la spectroscopie. Pour moi, rien qui soit plus odieux que le snobisme philosophique d'un Keyserling, surtout quand ce snobisme, des croyances dont la vie primitive et occulte de l'humanité s'est nourrie, sait tout juste faire un objet à la mode.
 
Il n'est pas de philosophie sacrée ni de grande culture à laquelle Keyserling n'ait touché afin d'en vulgariser odieusement les doctrines alors que, pour leur manifestation, les anciens brahmanes de l'Inde allèrent parfois jusqu'à sacrifier leur vie. Le cas de Keyserling s'aggrave du fait qu'il a déduit un système, je veux dire une dogmatique personnelle, de traditions qui représentaient la sagesse collective et anonyme de pays et d'époques immenses, quand les hommes qui furent le véhicule de ces traditions et de ces doctrines se gardèrent toujours de se les approprier à titre individuel. En cela Keyserling obéit à l'esprit individualiste, anarchique d'une Europe qui compte actuellement autant de philosophies que de philosophes et autant de cultures que de philosophies.
 
Voici deux ou trois ans que l'on parle de façon grotesque des États Unis d'Europe. Il y aurait eu plus de profit à parler du total déséquilibre de la culture européenne car l'état lamentable de cette poussière de cultures qui aujourd'hui représente l'Europe aurait été pour tout le monde la preuve même que les États Unis d'Europe n'étaient déjà plus qu'une désuète bouffonnerie.
 
 
Paru dans El Nacional, le 28 mai 1936, sous le titre « Bases universales de la cultura »