MESSAGES RÉVOLUTIONNAIRES
DE  MEXICO
 
Antonin Artaud
 
LES FORCES OCCULTES DU MEXIQUE
 
J'ai déjà parlé de cette espèce d'hallucination qui règne en France dans les milieux intellectuels relativement à la politique indianiste du Mexique contemporain1.
 
Mais il me faut préciser.
 
Pour la France, la Révolution du Mexique moderne est une Révolution de l'Homme. Je veux dire qui a pour but la constitution interne de l'Homme et non point la seule constitution de la Société.
 
C'est une Révolution contre le Progrès, contre les idées du monde moderne, contre la civilisation scientifique d'aujourd'hui.
 
On a parlé d'un indianisme du Mexique, d'une politique indianiste de l'actuel gouvernement mexicain, on a parlé d'un réveil de l'esprit indien. Et la jeunesse française qu'anime un immense désir d'universalité a tout entière tressailli à l'idée qu'un peuple retournait à ses origines culturelles, remontait aux sources de l'Esprit Primitif.
 
Or, ce sont manifestement de faux bruits. À vrai dire, il n'y a pas un tel réveil de l'esprit indien du Mexique, et la Révolution, sur le sol mexicain, n'est pas telle qu'on se l'imagine en France.
 
Mais si ces bruits sont faux, s'ils ne sont pas partis du Mexique, je pense toutefois qu'il serait d'une importance capitale de savoir d'où ils proviennent.
 
Car si la Révolution du Mexique n'est pas indianiste dans ce sens exclusif où l'entendent les jeunes intellectuels de la France, elle n'en tente pas moins de ressusciter les principes, les formes de la culture précortésienne ; la pensée de la jeunesse française, et en cela elle est bien une pensée universelle, veut qu'on retourne aux sources, elle est tout imprégnée des rêves de l'Inconscient primitif et veut changer ces rêves en réalité, C'est pourquoi elle voit dans les traditions enterrées du Mexique un moyen de sauver la vie.
 
Il y a un livre allemand qui obtient actuellement en France un grand succès dans les cercles de la jeunesse intellectuelle. Et ce livre s'intitule : Les Sources d'inspiration magique de l'esprit des peuples primitifs.
 
La jeunesse française veut comprendre la vie et les puissances originelles de la vie, elle veut pénétrer dans sa totalité le frémissement fondamental de la vie.
 
Elle s'imagine, cette jeunesse, que les intellectuels mexicains se sont mis à la tête d'un mouvement similaire pour que revive l'âme inspirée, l'âme magique des anciens peuples mexicains.
 
Et, j'insiste là-dessus, ce n'est pas une chimère morale. Il y a des forces de vie enfouies sous la terre, et si l'époque moderne est en pleine catastrophe c'est parce qu'elle a perdu le sens de la vie universelle, Et il y a des moyens matériels de saisir les forces synthétiques de la vie.
 
En France, les jeunes intellectuels se sont imaginé que le Mexique, sans renoncer aux conquêtes du monde moderne, a envie d'un sang neuf, et ce sang neuf, si paradoxal qu'il y paraisse, n'est autre que le sang véhément des vieilles races dont, sous une apparence renouvelée, peut revivre la force éternelle.
 
La jeunesse française a constaté une espèce d'épuisement essentiel dans l'esprit du monde moderne ; ce monde qui a perdu sa vigueur du jour où l'homme s'est replié sur lui-même et a renoncé à chercher ses forces dans la vie diffuse de l'univers.
 
Il ne s'agit en réalité de rien d'autre que des sources magiques de l'Esprit Primitif; cet Esprit Primitif au fond duquel s'opère entre l'homme et l'universel un échange ininterrompu de forces.
 
L'homme en éveil, et en contact avec tout ce qui l'entoure, tire des forces de tout ce qui l'entoure, c'est-à-dire de la vie universelle qui le submerge intégralement.
 
Or, cette prise de possession par l'homme des forces naturelles, la culture de l'Europe n'en a pour ainsi dire jamais eu connaissance, mais l'ancien Mexique, lui, si. C'est pour cela que la jeunesse française tourne ses regards vers le Mexique comme vers une terre de résurrection. Et elle croit que la Révolution du Mexique, en quête d'une idée vigoureuse de l'homme, cherche à faire réapparaître les anciens principes culturels.
 
C'est le développement unilatéral du Progrès qui a fait perdre aux hommes une idée essentielle. En Europe, l'homme s'ennuie et il ne s'explique pas cette perte du goût de vivre. Il ne comprend pas qu'à force de considérer la vie uniquement sous son aspect matériel il en est venu à confondre la vie avec de simples apparences mortes.
 
Or, on peut dire qu'il suffit d'un simple regard pour que se décompose le monde des apparences mortes.
 
L'Espagne est en feu, l'incendie de l'Éthiopie vient à peine de s'éteindre. Sur le sol de l'immense Chine, la guerre menace à chaque instant d'éclater à nouveau ; l'Allemagne et l'Italie sont la proie d'un ordre singulier qui n'est que l'organisation légalisée d'un désordre. Et cet ordre à son tour menace l'ordre et la paix de ses voisins, c'est-à-dire l'ordre et la paix de l'Europe tout entière. Quant à la France, on peut dire qu'elle se trouve virtuellement en état de révolution.
 
Nous sommes comme à la veille d'une nouvelle Confusion des Langues. L'homme moderne ne se comprend déjà plus. L'humanité a besoin d'un bain de jouvence. Il faut trouver des sources vierges de vie. Et c'est la culture éternelle du Mexique qui possède ces sources de vie que rien ne peut altérer.
 
L'âme mexicaine n'a jamais perdu en son fond le contact avec la terre, avec les forces telluriques du sol.
 
Si faible que soit mon apport, je demande seulement qu'il me soit permis de contribuer à cette recherche des sources vives, recherche qui un jour se transformera en résurrection.
 
En tous points du sol mexicain où affleurent ces sources de culture, je le demande, qu'il me soit permis de les découvrir, de les faire jaillir. Je ne suis pas venu au Mexique en curieux, mais en travailleur. Le sens merveilleux de l'actuelle Révolution du Mexique, je crois le comprendre. Cette Révolution, qui est faite pour les Mexicains, enflamme le besoin d'idéal de toute la jeunesse française. Or, le gouvernement français ne peut s'y intéresser officiellement. C'est pourquoi, précisément, je me permets de solliciter du gouvernement mexicain les moyens d'action que ne peut me donner mon propre gouvernement.
 
Personne n'a pensé jusqu'ici à rendre manifestes les forces cachées de l'âme mexicaine, à les énumérer, à les rassembler méthodiquement. Je connais les noms de ces forces psychologiques et je désire écrire un livre à leur sujet, mais des éléments me font défaut qui ne peuvent s'obtenir que sur le sol lui-même : les rites, les croyances, les fêtes, les coutumes des tribus autochtones authentiques. J'écrirai un livre à partir de ces recherches et ce livre servira à la propagande du Mexique.
 
Je demande au gouvernement mexicain de me laisser entreprendre ce travail car ce serait bien triste pour moi, bien triste pour les jeunes intellectuels français si la Révolution mexicaine ne répondait pas à nos espoirs. Je n'ai nulle autre ambition que de contribuer à la gloire de la terre dont je suis l'hôte aujourd'hui.
 
 
Paru dans El Nacional, 9 août 1936, sous le titre « La fuerzas ocultas de México »
1 Voir plus haut, « Premier contact avec la Révolution mexicaine » (p. 707)