SOLARIS
 
Stanislas Lem
 
[...]
    - C'est à croire que tu fais semblant de ne pas comprendre, grogna-t-il en me scrutant du regard, je ne cesse pas de parler de Solaris, uniquement de Solaris et de rien d'autre. Si la réalité te déçoit brutalement, ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, après ce que tu as déjà subi, tu peux m'écouter jusqu'au bout ! Nous nous envolons dans le cosmos, préparés à tout, c'est-à-dire à la solitude, à la lutte, à la fatigue et à la mort. La pudeur nous retient de le proclamer, mais par moments nous nous jugeons admirables. Cependant, tout bien considéré, notre empressement se révèle être du chiqué. Nous ne voulons pas conquérir le cosmos, nous voulons seulement étendre la Terre jusqu'aux frontières du cosmos. Telle planète sera aride comme le Sahara, telle autre glaciale comme nos régions polaires, telle autre luxuriante comme l'Amazonie. Nous sommes humanitaires et chevaleresques, nous ne voulons pas asservir d'autres races, nous voulons simplement leur transmettre nos valeurs et en échange nous emparer de leur patrimoine. Nous nous considérons comme les chevaliers du Saint-Contact. C'est un second mensonge. Nous ne recherchons que l'homme. Nous n'avons pas besoin d'autres mondes. Nous avons besoin de miroirs. Nous ne savons que faire d'autres mondes. Un seul monde, notre monde, nous suffit, mais nous ne l'encaissons pas tel qu'il est. Nous recherchons une image idéale de notre propre monde ; nous partons en quête d'une planète, d'une civilisation supérieure à la nôtre, mais développée sur la base du prototype de notre passé primitif. D'autre part, il existe en nous quelque chose que nous refusons, dont nous nous défendons, et qui pourtant demeure, car nous ne quittons pas la Terre à l'état d'essence de toutes les vertus, ce n'est pas uniquement une statue de l'Homme-Héros qui s'envole ! Nous nous posons ici tels que nous sommes en réalité, et quand la page se retourne et nous révèle cette réalité cette partie de notre réalité que nous préférons passer sous silence - nous ne sommes plus d'accord !
    Je l'avais écouté patiemment :
    - Mais de quoi parles-tu ?
    - De ce que nous voulions : le contact avec une autre civilisation. Il est établi, le contact ! Et nous pouvons contempler au microscope notre monstrueuse laideur, notre folie, notre honte !
    Sa voix tremblait de rage.
    - Alors, tu crois que c'est... l'océan ? Que l'océan provoque..., ça ? Mais pourquoi ? Je ne demande pas encore comment, je demande pourquoi ! Crois-tu sérieusement qu'il cherche à jouer avec nous ? Ou à nous punir - démonomanie primaire ! La planète dominée par un énorme diable, qui satisfait les exigences de son humour satanique en envoyant des succubes auprès des membres d'une expédition scientifique... Snaut, tu ne crois tout de même pas de telles absurdités
    Il marmonna entre ses dents :
    - Ce diable n'est pas si bête...
    Je le regardai avec ahurissement. Peut-être les événements - étant admis que nous les avions vécus d'un esprit sain et lucide - avaient-ils finalement ébranlé ses nerfs ? Psychose de réaction ?
    Il riait silencieusement :
    -Tu établis ton diagnostic ? Ne te presse pas trop ! Tu n'as subi qu'une seule épreuve et dans des conditions assez bénignes.
    -Ah, le diable a eu pitié de moi !
[...]
 
 
[...]
    Quand, aujourd'hui, je revis ces moments, j'ai la conviction que cette impression d'incertitude, de sursis, ce pressentiment d'un cataclysme imminent étaient provoqués par une présence invisible, qui avait pris possession de la Station. Présence dont je crois pouvoir affirmer qu'elle se manifestait également dans les rêves. N'ayant jamais eu auparavant, ni par la suite, de telles visions, j'ai décidé de les noter, de les transcrire approximativement, dans la mesure où mon vocabulaire me permet de les relater, étant bien entendu qu'il ne s'agit là que d'aperçus fragmentaires, presque entièrement dépouillés d'une horreur intransmissible.
    Dans une région indistincte, au cour de l'immensité, loin du ciel et de la terre, pas de sol sous mes pieds, pas de voûte au-dessus de ma tête, pas de parois, rien, je suis prisonnier d'une matière étrangère, mon corps est enduit d'une substance morte, informe ; ou plutôt, je n'ai plus de corps, je suis cette matière étrangère à moi-même. Des taches nébuleuses, d'un rose pâle, m'environnent, suspendues dans un milieu plus opaque que l'air, car les objets ne deviennent distincts qu'au moment où ils sont très proches de moi ; mais alors, quand les objets se rapprochent, ils ont une netteté extraordinaire, ils s'imposent à moi avec une précision surnaturelle ; la réalité de tout ce qui m'environne a désormais une incomparable puissance d'évidence matérielle. (En me réveillant, j'ai l'impression paradoxale que c'est l'état de veille que je viens de quitter, et tout ce que je vois après avoir rouvert les yeux me semble flou et irréel.)
    Ainsi donc commence le rêve. Autour de moi, quelque chose attend mon consentement, mon accord, un acquiescement intérieur, et je sais, ou plutôt quelque chose en moi sait que je ne devrais pas céder à une tentation inconnue, car plus le silence semble prometteur, plus terrible sera la fin. Ou, plus exactement, je ne sais rien de tel, car si je le savais, j'aurais peur, et jamais je n'ai ressenti aucune peur. J'attends. De la brume rose qui m'enveloppe, un objet invisible émerge et me touche. Inerte, emprisonné dans cette matière étrangère qui m'enserre, je ne peux ni reculer, ni me retourner, et cet objet invisible continue à me toucher, à ausculter ma prison, et je ressens ce contact comme celui d'une main, et cette main me recrée. Jusqu'à présent, je croyais voir, mais je n'avais pas d'yeux, et voici que j'ai des yeux ! Sous les doigts qui me caressent d'un mouvement hésitant, mes lèvres, mes joues sortent du néant, et la caresse s'étendant, j'ai un visage, le souffle gonfle ma poitrine, j'existe. Et recréé, je crée à mon tour, et devant moi apparaît un visage que je n'ai encore jamais vu, à la fois inconnu et connu. Je m'efforce de rencontrer les yeux en face de moi, mais cela m'est impossible, car je ne peux imposer aucune direction à mon regard, et nous nous découvrons mutuellement, par-delà toute volonté, dans un silence recueilli. Je suis redevenu vivant, je me sens une force illimitée et cette créature - une femme ? - demeure auprès de moi, et nous restons immobiles. Nos cœurs battent, confondus, et soudain du vide qui nous entoure, où rien n'existe et ne peut exister, s'insinue une « influence » d'une cruauté indéfinissable, inconcevable. La caresse qui nous a créés, qui nous a enveloppés d'un manteau d'or, devient le fourmillement d'une infinité de doigts. Nos corps, blancs et nus, se dissolvent, se transforment en un grouillement de vermine noire, et je suis - nous sommes - une masse de vers gluants, entremêlés, une masse sans fin, infinie, et dans cet infini, non ! je suis l'infini, et je hurle silencieusement, j'implore la mort, j'implore une fin. Mais, simultanément, je m'éparpille dans toutes les directions, et la douleur s'enfle en moi, une souffrance plus vive qu'aucune souffrance éprouvée à l'état de veille, une souffrance démultipliée, une épée fouillant les lointains noirs et rouges, une souffrance dure comme le roc et qui s'accroît, montagne de douleur visible à la lumière éclatante d'un autre monde.
    C'est là un rêve parmi les plus simples ; je ne peux raconter les autres, faute de termes pour en exprimer l'épouvante. Dans ces rêves, j'ignorais l'existence de Harey, et je ne retrouvais d'ailleurs aucune trace d'événements récents ou anciens.
    Il y avait aussi des rêves sans « images ». Dans une obscurité immobile, une ombre « coagulée », je sens qu'on m'ausculte, lentement, minutieusement, mais aucun instrument, aucune main ne me touche. Je me sens pourtant pénétré de part en part, je m'effrite, je me désagrège, il n'y a plus que le vide, et à l'anéantissement total succède une terreur, dont le seul souvenir suffit aujourd'hui à précipiter les battements de mon cœur.
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