MESSAGES RÉVOLUTIONNAIRES
DE  MEXICO
 
Antonin Artaud
 
LA JEUNE PEINTURE FRANÇAISE ET LA TRADITION
 
Dans la peinture française actuelle, il y a, contre le surréalisme, une réaction marquée, représentée surtout par le jeune peintre Balthus qui, las d'une peinture de larves, cherche à organiser son monde, un monde bien à lui, où il profite cependant des sondages en profondeur que l'authentique pensée surréaliste a opérés dans le domaine de l'inconscient.
 
La peinture surréaliste était une négation du réel, une sorte de discrédit fondamental jeté sur les apparences. S'il ne nie pas les objets, le monde surréaliste les désorganise, dans sa conception des choses il installe en premier lieu un divorce entre l'illimité et la raison. On n'y trouve pas de différence entre le monde des rêves et celui de la raison appliquée.
 
Les formes de la culture surréaliste vivent dans une lumière d'hallucination. En lutte contre ce divorce et cette destruction, Balthus reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison ; il les accepte, mais les réforme; je dirais encore mieux qu'il les refond. En un mot, Balthus part du connu ; il y a dans sa peinture des éléments et des aspects universellement reconnaissables ; mais le reconnaissable à son tour a un sens que tout le monde ne peut pas atteindre ni non plus reconnaître. La peinture de Balthus est une révolution incontestablement dirigée contre le surréalisme, mais aussi contre l'académisme sous toutes ses formes. Par-delà la révolution surréaliste, par-delà les formes de l'académisme classique, la peinture révolutionnaire de Balthus rejoint une sorte de mystérieuse tradition.
 
Contrairement à ce que l'on enseigne dans les manuels et dans les écoles, une tradition de la peinture s'est perdue à la Renaissance. Des peintres comme Vinci, le Titien, Michel-Ange, Véronèse, Giorgione, le Corrège, etc…, ont rompu avec une tradition sacrée universelle de la peinture ; ils ont trahi cette tradition. Entre les secrets plastiques d'une vie dont la peinture traduit et manifeste les apparences, et les apparences que l'on pourrait dire épidermiques, la peinture européenne tout entière s'est, depuis la Renaissance, décidée pour les apparences de la vie, c'est-à-dire pour le naturel. C'est depuis lors qu'on a pu voir des visages de femmes et d'hommes dans les attitudes du rire ou des larmes, le soleil, le vent, les passions, les intempéries. La peinture est tombée sous la domination anecdotique de la nature et de la psychologie. Elle a cessé d'être un moyen de révélation pour devenir un art de simple représentation descriptive. Elle a perdu cette raison d'être à la fois universelle et secrète qui faisait d'elle, au propre sens du mot, une magie.
 
Dans la peinture d'avant la Renaissance, les visages ont peut-être quelque chose d'un peu mort pour la psychologie, mais c'est que l'art réputé primitif a de tout temps été la manifestation surnaturelle d'une science ; et au-delà de la psychologie humaine, qu'ils dédaignent, les visages dans la peinture primitive nous transmettent la vibration de l'âme, les profonds efforts de l'univers.
 
Entre le primitivisme hiératique et sacré d'un Cimabue, d'un Giotto, d'un Fra Angelico, et la peinture qui adore la matière pour la matière d'un Michel-Ange, d'un Titien, d'un Véronèse, et même d'un Tintoret et d'un Ruhens, des peintres comme Piero della Francesca, Simone Martini, Piero di Cosimo,Tura, Antonello de Messine et Mantegna concilient les exigences du soleil, du temps, des ténèbres, la psychologie humaine, l'actualité en un mot, avec celles de ce vieil art sacré qui s'appuyait sur la connaissance de ce que je nommerai l'Énergétique de l'univers.
 
Là où Cimabue cherche à manifester hiératiquement les essences, Paolo Uccello peint la forme avec science ; et la forme est encore ardente parce qu'elle est proche de l'essence qui lui a donné naissance. C'est à cette tradition ésotérique et magique que revient un peintre comme Balthus. Le surréalisme lui a servi à clarifier les formes et, sous la convention fixée de ces formes, il lui a permis de découvrir dans l'inconscient de l'homme la vie bruissante des forces nues de l'univers.
 
La peinture d'avant la Renaissance avait une forme et elle avait un chiffre. Dans leurs lignes, dans leurs plans, ceux qu'on appelle les primitifs manifestaient la tradition pythagoricienne des nombres. Il y a dans leurs représentations une espèce d'ésotérisme, une manière d'enchantement, et par ses lignes la figure de l'homme se fait le signe fixe et le transparent tamis d'une magie.
 
C'est ainsi que procède Balthus qui va rejeter l'anarchique laisser-aller et le désordre plus ou moins inspiré de la peinture qui se dit moderne, et il nous donne des paysages, des portraits, des groupes qui ont leur chiffre et dont le symbole ne nous apparaît pas au premier coup d'œil. Balthus a peint des groupes mystérieux, une rue où défilent des automates de rêve ; il a réalisé des portraits concentrés où, comme sur une carte astrologique du ciel, une couleur, une fleur, un métal, le feu, la terre, le bois ou l'eau permet au personnage représenté de recouvrer son identité.
 
La chiromancie connaît la main du métal, celle du bois, de l'eau, de la terre ou du feu.
 
De même, dans un portrait de Balthus, le personnage évoque l'élément auquel il ressemble le plus par sa vie, son caractère ou son esprit.
 
Balthus a une âme d'ascète et dans la façon dont il use de la couleur il y a une « ascèse » vraie. Cette « ascèse », il la pratique lorsqu'il peint. Il refrène sa sensualité secrète comme il repousse la tentation de se livrer à l'ivresse artificielle et facile de la couleur. Il atteint ainsi à une ivresse plus sombre qui fait chanter les objets dans leur propre lumière. Il arrive à prêter vie à des objets dans une lumière qu'il a faite sienne. On peut dire qu'il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d'être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l'on puisse dire d'où leur vient la lumière. Dans ce domaine, Balthus est infiniment plus savant que Goya, Rembrandt ou Zurbaran, que tous les grands lutteurs d'une peinture qui des ténèbres remonte plan par plan à la clarté.
 
Alliée à sa science de la couleur, Balthus possède une science de l'espace. Il sait tout de suite où placer exactement dans une toile le point qui vibre, suivant en cela la grande tradition de la peinture pour laquelle la toile peinte est un espace géométrique à remplir. Mais dans cet espace peint, et qui vibre, dans cet espace invisible illuminé, c'est la personnalité de Balthus qui appelle à lui les couleurs et les formes et leur impose sa griffe sombre. Il les fait cailler comme on dit d'un ferment acide qu'il fait cailler le lait.
 
Balthus ne joue pas avec les ocres, les rouges bruns, les terres vertes, le bitume, la noirceur des laques, mais c'est un fait que le monde qu'il voit se maintient dans cette gamme mineure.
 
La couleur amère de Balthus signifie avant tout que la vie de ce temps est amère. Dans ses formes agiles et concentrées à la fois, Ealthus clame l'amertume et le désespoir de vivre.
 
Un dessin de Balthus sue la science de vivre lorsque la vie nous prend à la gorge. C'est ce mélange de géométrie et de tendresse qu'est le lit d'un homme à l'agonie, mais qui par miracle a réussi à triompher de son agonie.
 
Toute sa peinture, au rythme d'un souffle humain, est imprégnée d'une vaste harmonie respiratoire qui va du souffle précipité de la colère au souffle lent et large de l'agonie.
 
Il y a dans un portrait de Balthus ce principe de synthèse qui l'apparente à l'antique calligraphie chinoise et à certains tableaux de primitifs.
 
Au travers de son portrait peint par Balthus, le personnage rejoint son modèle historique. Et tout cela n'est pas obtenu par surcharge, mais par ce qu'on pourrait appeler une mise à nu. La tête se dresse à l'écart du temps, dans une ambiance lumineuse, dans une exposition à la lumière qui donne du premier coup sa raison d'être et la clef de son destin.
 
Avec son dessin anguleux et étranglé, sa couleur de tremblement de terre, Balthus, qui a de tout temps peint des hydrocéphales aux jambes décharnées et aux longs pieds - preuve que lui-même supporte mal sa tête, - Balthus, quand il en aura fini de digérer ses sciences, s'affirmera comme le Paolo Uccello ou le Piero della Francesca de cette époque ou, mieux encore, comme un Greco qui s'y serait égaré.
 
 
Paru dans El Nacional, 17 juin 1936, sous le titre « La pintura francesa joven y la tradición »