MESSAGES RÉVOLUTIONNAIRES
DE  MEXICO
 
Antonin Artaud
 
UNE MÉDÉE SANS FEU
 
La Médée de Sénèque, c'est un monde mythique ; Margarita Xirgu manque de feu et passe à côté de ce monde-là. Il ne faut pas rapetisser les mythes, sinon on se résigne à n'être qu'un homme, et que voilà un misérable anthropomorphisme. C'est ainsi qu'on se découvre homme, et qu'on se découvre à l'homme, petit par la taille, débile par le bruit, nu enfin.
 
Il fallait dans cette tragédie que bondissent des monstres, il fallait montrer qu'on était entre monstres, les monstres de l'imagination primitive vus au travers de l'esprit primitif. Les monstres ne s'approchent pas si facilement. Jason et Médée sont inabordables l'un pour l'autre: chacun a son cercle, chacun se tient à l'intérieur de son cercle. Pour arriver, Jason doit se frayer un passage entre les dieux; et Médée aussi. Un dieu en face d'un autre dieu. A tout instant l'atmosphère du drame est portée à son point le plus haut.
 
Les anciens disposaient pour cela de tout un matériel tragique : cothurnes, mannequins, masques ; du symbolisme des masques, des lignes et des costumes. Non pour qu'on les voit de loin, mais afin de surpasser, de mater la stature de l'homme.
 
« Je vous invoque d'une voix sinistre, dit Médée, une voix qui appelle les crimes, qui est invention et imagination de crimes. » La particularité du théâtre moderne c'est qu'on y perd systématiquement l'occasion de représenter une tragédie, c'est-à-dire de déchirer vraiment l'attention par le crime. C'est un théâtre qui triche car il a peur de traiter avec les puissances qui sont, qui existent, ces puissances qu'il n'est pas possible de prétendre esquiver.
 
Il y a une technique de la tragédie.
Technique matérielle et décorative.
Technique physiologique.
Technique psychologique enfin.
 
Son but est de tromper vraiment les sens ; c'est pourquoi il y a en premier lieu nécessité à ne pas les éveiller. Le théâtre c'est le monde de l'illusion vraie. L'imagination du spectateur veut qu'il croie à ce qu'il voit, et lui présenter des décors qui branlent et qui par-dessus le marché sont peints en trompe l'œil, ce n'est pas seulement tromper l'œil, c'est désespérer et dégoûter l'œil qui s'en rirait s'il le pouvait.
 
Dans la Médée de la Xirgu, on a suspendu trois chiffons à poussière mangés aux mites qui ont la prétention d'évoquer des montagnes cyclopéennes. Et, pour tout achever, ces montagnes sont stylisées. Je ne peux pas avaler cette stylisation à hase de crasseux chiffons à poussière. C'est Gordon Craig qui inventa le système, mais en Europe nous avons été à la lettre rassasiés de stylisations à la Gordon Craig1. D'une couleur encore plus crasseuse sont les sacs dont sont revêtus ces serviteurs qui manquent de s'étaler la tête la première en entrant.
 
Je vous recommande tout spécialement le chœur, ce chœur de guerriers aux bras couleur de rose et qui a l'air sorti d'un hôpital d'enfants malades. Ils sont tous vêtus de drap vert, à croire que, pour les habiller, on a saccagé cent billards.
 
Le costume de Créon est de tous le plus invraisemblable. Il porte une banderole, un chapelet de feuilles d'acanthe, chacune aussi large qu'une cuisse d'éléphant. Si cette guirlande de feuilles barbares prétend signifier sa royauté, elle parvient bien davantage à montrer que l'on prend les rois pour des pochards vagabonds. Et si, en effet, beaucoup de rois ont des habitudes d'ivrognerie et des âmes dégénérées de vagabonds, les rois mythiques se doivent de nous offrir en toute occasion une image supérieure de la royauté. Les metteurs en scène du théâtre moderne n'ont plus le sens de ce qu'est le vrai pouvoir royal, pas plus qu'ils n'ont celui de la tragédie.
 
Ce n'est pas en faisant jouer des éclairages de music-hall moderne sur les chiffons à poussière que j'ai décrits tout à l'heure que l'on pourra nous donner une idée de l'atmosphère surnaturelle d'épouvante qui sourd du texte vraiment magique de Sénèque qui, lui, était un initié authentique alors que les tragédiens modernes ne sont que des marionnettes et des saltimbanques.
 
Sur scène, les objets doivent être pris pour ce qu'ils sont ; c'est, à mon sens, le seul moyen de créer l'illusion scénique. On ne doit pas prendre un chiffon à poussière et chercher à nous faire croire que c'est une montagne, mais prendre une montagne et s'en servir comme d'un chiffon. Certes, on ne peut transporter une montagne sur la scène, mais il est possible d'y amener un miroir et d'y faire se refléter une montagne. La technique consiste à ne pas chercher à représenter ce qui ne peut pas être représenté.
 
Toutes les traditions théâtrales authentiques ont de tout temps méprisé la réalité, mais jamais elles ne lui ont substitué un artifice rachitique. Où qu'il soit, c'est avec des objets de la vie : tables, chaises, armoires, échelles, que l'acteur joue, à eux qu'il est limité ; le reste, il le fait passer par ses gestes. Le décor, il est dans ses bras, dans son corps, dans ses pieds, dans ses mains, dans son œil, et par-dessus tout dans son visage aussi changeant qu'un paysage où des nuages s'amuseraient à cacher le soleil. Mais cela n'empêche pas les objets naturels de subir une vraie démonétisation psychologique : changeant de plan, ils changent de valeur; et ils changent de plan parce que leur situation psychologique est nouvelle, étrange, surprenante et inespérée. La lumière en brodant toute chose comme par enchantement ajoute à l'illusion ou à la désillusion. Car la lumière a une valeur morale; elle ne fait pas qu'éclairer les objets. Sur la scène les objets deviennent des monstres auxquels la parole, le geste et le mouvement des acteurs prêtent une âme surnaturelle.
 
La tragédie naît du mythe. Toute tragédie est la représentation d'un grand mythe. Le langage des mythes, c'est le symbole, l'allégorie. L'allégorie se manifeste par des signes. Il y a un langage de signes qui fait partie de la technique plastique et du décor de la tragédie.
 
La représentation de la Xirgu manque de signes allégoriques : elle n'a guère plus de deux ou trois gestes invariables, tels la main sur la tête et les bras en croix.
 
Du point de vue du décor, la tragédie a aussi des signes symboliques d'où sont venus, par exemple, les faisceaux des licteurs, la croix, le caducée de Mercure, Les armées romaines marchaient derrière une forêt de signes. Où étaient donc les emblèmes symboliques de la Médée du Palais des Beaux-Arts ?
 
Quant à la technique physiologique qui se propose de transformer la voix humaine grâce à la connaissance du souffle et de ses points d'appui musculaires, je dois dire qu'elle était absente de cette Médée-là. La Xirgu crie uniformément, sans nuances, sans une inflexion de voix qui nous fasse tressaillir les entrailles et bondir l'âme à l'intérieur du corps. Il ne lui vient pas à l'esprit, semble-t-il, que l'on puisse régler le diapason de la voix humaine au point de la faire chanter comme un orgue vrai. Il y a des moyens de faire sauter la voix, de la faire frémir comme un paysage. Il y a toute une échelle de la voix.
 
C'est dans la technique psychologique enfin que doit intervenir le don poétique; c'est la poésie qui permet à Jason d'arriver en entraînant des monstres quand il entre avec la grâce d'un dieu. On peut faire venir des dieux sur la scène, on peut, autour des personnages inapprochables d'un mythe réellement figuré, tracer des cercles magiques, mais, je le répète, il y faut ce don. Le principe en est d'introduire sur la scène la logique irrationnelle et monstrueuse des rêves, cette logique qui dans une main donne à voir un visage et qui, à partir d'un soupir exhalé tout près de l'oreille, suggère le passage d'un ouragan. C'est cette technique d'images qui est, dans le langage courant, à l'origine de la métaphore. Avec des gestes à double fond, l'acteur tragique chemine environné de métaphores qu'il crée sans cesse par la voix, les gestes et les mouvements.
 
 
Paru dans El Nacional, 7 juin 1936, sous le titre « una Medea sin fuegos », à l'occasion des representations au Palais des Beaux-Arts à Mexico, par la compagnie théâtrale espagnole Margarita Xirgu, de Medea, adaptation espagnole de la tragédie de Sénèque par Miguel de Unamuno.
1 Le metteur en scene et décorateur de théâtre anglais Edward Gordon Craig (1872-1966),
s'opposant à tout réalisme, avait été l'artisan, au début du siècle,d'une réforme du théâtre
dans le sens d'une plus grande simplicité. De l'art du théâtre est publié à Paris en 1920.