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Composition picturale et réponse émotionelle
de  David Freedberg
(Traduction de l'original en anglais par Anne-Marie Varigault)
 
Quels sont les protocoles pour conduire une expérience sur les relations entre la composition picturale et la réponse émotionnelle ? Sous cette question on trouve le problème de l’établissement et de la définition des corrélations entre des genres particuliers de compositions et des réponses émotionnelles particulières. Mon collaborateur à Caltech, Pietro Perona, et moi-même analysons les problèmes des critères d’évaluation ; des modes et de la modalité ; des processus parallèles ; et le problème plus général du passage de certains aspects de la vision (tels les saccades oculaires et le problème de la salience) à l’émotion. Ce dernier problème est capital.
 
Nous n’avons pas encore décidé des protocoles de l’expérience suggérée ici. Nous le ferons. Les arguments selon lesquels les sortes d’émotions que les tableaux font surgir - comme celles que font surgir la musique - sont trop raffinées pour tomber dans le domaine des neurosciences, me laissent indifférent. L’argument que tout ce que nous pouvons maintenant dire des émotions se trouve sur un niveau relativement grossier ne doit pas bloquer la recherche des corrélations entre la composition visuelle et l’émotion, quelque raffinée que l’on déclare qu’une telle émotion puisse être ( ou quelque contaminée par des facteurs contextuels ).
 
 
En attendant je propose une étude de cas sur Poussin et l’histoire des modes qui me semble offrir un prolégomène intéressant au problème, pour des raisons qui ne sont pas des moindres :
 
 
1) les tableaux de Poussin présentent une sorte de clarté de composition que l’on ne trouve pas souvent dans d’autres tableaux. Je crois qu’en eux la composition est de fait si claire qu’il est moins probable, au moins dans le contexte d’une vision immédiate ou « première », qu’elle soit contaminée par des problèmes de couleur, iconographie, expression etc ;
 
2) le problème historique des modes propose une façon complètement différente de penser la modalité par rapport aux conceptions courantes de cette notion ;
 
3) le parallèle historique avec les modes musicaux met une fois de plus en exergue le seul problème qui a pour si longtemps laissé dans une impasse une étude sérieuse des relations entre les objets esthétiques et l’émotion, à savoir que les émotions sont trop dépenaillées et trop déréglées pour être sujettes à quelque sorte de règle ou de loi.
 
 
I
 
 
L’idée des modes en art (et en peinture en particulier) n’était pas quelque chose de courant, du moins jusqu’au milieu du dix-septième siècle. Mais à partir de cette époque elle bénéficia d’une vogue assez longue. C’est à l’influence d’un seul homme qu’elle doit d’être entrée dans le grand courant de l’histoire de l’art.
 
 
Le 24 novembre 1647, le peintre français Nicolas Poussin écrivit de Rome une longue lettre à son ami et protecteur à Paris, Paul Fréart de Chantelou. « Nos braves anciens Grecs » dit-il à un certain point, « inventeurs de toutes les belles choses, trouvèrent plusieurs Modes par le moyen desquels ils ont produit de merveilleux effets ». Qu’est-ce que Poussin voulait dire par « Modes », et quelle signification ces modes peuvent-ils avoir pour nous ?
 
 
En 1647 Nicolas Poussin peignit un Moïse trouvé dans les eaux du Nil pour Jean Pointel, une des interprétations qu’il fit de ce sujet relativement inhabituel, et une scène de l’Ordination (qui fait partie du cycle des Sept Sacrements) pour Paul Fréart de Chantelou. Pointel et Chantelou étaient ses protecteurs français les plus importants, mais beaucoup moins important pour son art que Cassiano dal Pozzo à Rome pour lequel il peignit les premières séries des Sacrements juste avant son court retour à Paris en 1641-1642. Pointel était un banquier, célibataire, et il finit par posséder 21 des plus ravissants tableaux de Poussin. Mais Chantelou n’était à l’évidence pas satisfait de son tableau de l’Ordination. Il était tout le temps en train de revenir dessus, et, comme nous l’apprenons par une lettre célèbre que Poussin lui adressa en novembre 1647, il semble qu’il ait trouvé que le Moïse trouvé dans les eaux de Pointel était un meilleur tableau. Nous pouvons penser que c’est un peu comme comparer des pommes et des oranges, et de toute évidence Poussin aussi pensa la même chose. Plutôt exaspéré par le harcèlement de Chantelou, il voulut régler le problème une fois pour toutes.
 
 
Alors il eut une idée. Il essaierait d’expliquer à Chantelou quelque chose de très basique à propos des tableaux. Cependant, ne disposant pas pour la peinture d’arguments tout à fait appropriés, il se tourna vers un exemple pris dans la théorie musicale pour expliquer ce qui à nous peut paraître évident : que des sujets différents demandent des traitements différents. Mais il alla encore plus loin que cela, suggérant que des traitements différents peuvent avoir des effets différents sur celui qui regarde :
 
 
“[…] Pardonnez à ma liberté si je dis que vous vous êtes montré précipiteux dans le jugement que vous avez fait de mes ouvrages. Le bien juger est très difficile, si l’on n’a en cet art grande théorie et pratique jointes ensemble. Nos appétits n’en doivent pas juger seulement, mais la raison.
 
C’est pourquoi je vous veux avertir d’une chose d’importance qui vous fera connaître ce qu’il faut observer en la représentation des sujets qui se dépeignent. Nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes les belles choses, trouvèrent plusieurs modes par le moyen desquels ils ont produit de merveilleux effets.
 
Cette parole « mode » signifie proprement la raison ou la mesure et forme de laquelle nous nous servons à faire quelque chose, laquelle nous astreint à ne passer pas outre, nous faisant opérer en toutes les choses avec une certaine médiocrité et modération, et, partant, telle médiocrité et modération n’est autre qu’une certaine manière ou ordre déterminé et ferme, dedans le procédé par lequel la chose se conserve en son être.
 
Etant les modes des anciens une composition de plusieurs choses mises ensemble, de leur variété naissait une certaine différence de mode par laquelle l’on pouvait comprendre que chacun d’eux retenait en soi je ne sais quoi de varié, principalement quand toutes les choses, qui entraient au composé, étaient mises ensemble proportionnément, d’où procédait une puissance d’induire l’âme des regardants à diverses passions. De là vint que les sages anciens attribuèrent à chacun sa propriété des effets qu’ils voyaient naître d’eux. Pour cette cause ils appelèrent le mode dorique stable, grave et sévère, et lui appliquaient matières graves, sévères et pleines de sapience.
 
Et, passant de là aux choses plaisantes et joyeuses, ils usaient le mode phrygien pour avoir ses modulations plus menues qu’aucun autre mode, et son aspect plus aigu. Ces deux manières, et nulle autre, furent louées et approuvées de Platon et Aristote, estimant les autres inutiles, ils estimèrent ce mode véhément, furieux, très sévère, et qui rend les personnes étonnées.
 
J’espère devant qu’il soit un an, dépeindre un sujet avec ce mode phrygien. Les sujets de guerres épouvantables s’accommodent à cette manière.
 
Ils voulurent encore que le mode lydien s’accommodât aux choses lamentables parce q’il n’a pas la modestie du dorien ni la sévérité du phrygien.
 
L’hypolydien contient en soi une certaine suavité et douceur, qui remplit l’âme des regardants de joie. Il s’accommode aux matières divines, gloires et paradis. Les Anciens inventèrent l’ionique avec lequel ils représentaient danses, bacchanales et fêtes, pour être de nature joconde.
 
Les bons poètes ont usé d’une grande diligence et d’un merveilleux artifice pour accommoder aux vers les paroles et disposer les pieds suivant la convenance du parler … De sorte que, où Virgile parle d’amour, l’on voit qu’il a artificieusement choisi aucunes paroles douces, plaisantes et grandement gracieuses à ouïr ; de là, où il a chanté un fait d’armes ou décrit une bataille navale ou une fortune de mer, il a choisi des paroles dures, âpres, déplaisantes, de manière qu’en les oyant ou prononçant, elles donnent de l’épouvantement, de sorte que si je vous avais fait un tableau où une telle manière fut observée, vous vous imagineriez que je vous aimerais pas.
 
Si ce n’était que ce serait plutôt composer un livre qu’écrire une lettre, je vous avertirais de plusieurs importantes choses qu’il faut considérer en la peinture, afin que vous connussiez amplement combien je l’étudie à vous bien servir. Car, bien que vous soyez très intelligent en toute chose, je crains que la pratique de tant d’insensés et d’ignorants qui vous environnent, ne vous corrompe le jugement par leur contagion.
 
Je demeure, comme toujours, votre très humble et très fidèle serviteur,
 
Poussin”
 
 
Il est évident que beaucoup de choses dans cette lettre demandent un commentaire (la relation entre la raison et les sens, et les parallèles prévisibles entre la peinture et la poésie par exemple) ; mais pour le moment je souhaite me concentrer sur ce qui me semble sa partie la plus ésotérique, à savoir celle dans laquelle il parle des modes, et toutes ces références étranges au grave dorique, au phrygien aigu et guerrier, au suave hypolydien, au joyeux ionique et ainsi de suite.
 
 
D’où tout cela vient-il ? Cela vient, comme le découvrit Anthony Blunt en 1933, d’une ancienne théorie de la musique. En fait, ce que Poussin écrivit des modes n’est rien de plus qu’un plagiat direct des Istituzioni armoniche de Giuseppe Zarlino, d’abord publié en 1558 et souvent réimprimé par la suite. (Pour lire le texte de Zarlino en PDF, cliquer ici.) Mais ce n’est pas une raison pour ne pas prendre ses idées au sérieux. Après tout, tandis que la plupart d’entre nous peuvent trouver possible le fait que différentes sortes de musique sont capables de nous émouvoir différemment, l’idée que différentes sortes de tableaux nous émeuvent de différentes façons semblerait résister davantage à un énoncé tranché et systématique. Les élèves de Poussin eux-mêmes ont la plupart du temps évité de le faire. On a généralement abordé cette lettre sous l’angle des doctrines jumelles du decorum et des affetti. C'est-à-dire que Poussin a été compris comme proclamant de façon plutôt conventionnelle que l’expression des émotions dans le tableau devrait d’une manière ou d’une autre être appropriée à la sorte de sujet à dépeindre. Poussin lui-même écrivit en 1637 à propos d’un autre tableau qu’il fit pour Chantelou, le désormais quasi illisible La Manne, qu’il y avait « certaines attitudes naturelles dedans » qui permettait de voir dans le peuple juif « pas seulement la misère et la faim où il était réduit, et aussi la joye et l’allégresse où il se trouve ; l’admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu’il a pour son législateur, avec un mélange de femmes, d’enfants et d’hommes d’âge et de tempéramens différens ».
 
 
Ce fut cette dernière façon de lire un tableau qui fut adoptée lors des fameuses Conférences ou cours de l’Académie Française de Peinture à partir de 1667 ; et c’est exactement comment presque tous les chercheurs ont essayé de résoudre le problème. De façon presque futile ils ont essayé d’identifier en quels modes étaient peints tels tableaux. Mais percevoir la lettre de Poussin de cette façon me semble négliger ce qui me frappe comme étant le passage le plus crucial et le plus intéressant de cette lettre. Après tout, Poussin lui-même a observé clairement et distinctement que « chaque mode retenait en soi je ne sais quoi de varié, principalement quand toutes les choses, qui entraient au composé, étaient mises ensemble proportionnément, d’où procédait une puissance d’induire l’âme des regardants à diverses passions ». Il s’agit là de la déclaration centrale de la lettre. Cela va au-delà de son injonction à « lire l’histoire » que l’on trouve dans ses lettres dix ans plus tôt à propos de La Manne : « Lisez l’histoire et le tableau », avait-il dit alors, « afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet ». Cette notion était certainement basée sur l’ancien parallélisme entre les textes et les tableaux et sur les notions de decorum et de bienséance. La question alors était beaucoup plus radicale. Elle a peu à voir avec le fait de lire un tableau. Elle implique - non, elle énonce franchement - que la composition peut être élaborée d’une façon telle qu’elle amène l’âme du spectateur vers des émotions particulières.
 
 
Avec la musique cela semble aller de soi, tomber sous le sens, se comprendre intuitivement, et être cohérent avec l’expérience que nous en avons, mais avec la peinture ? Ou la sculpture ? Ou l’architecture ? Et pourrait-on spécifier de tels modes pour les tableaux ? En outre, pourrait-on établir la corrélation entre les émotions et la façon dont sont élaborées des peintures précises? Je pense que toute personne qui réfléchit à ces questions réalisera instantanément qu’une réponse positive entraînerait une conception des relations entre les tableaux et les spectateurs qui ne dépend pas seulement du contexte, mais plutôt est fondée sur sa capacité potentielle à établir certaines sortes de règles; et que certaines formes de réponses sont de fait innées. On peut donc se demander si les sortes de corrélations que Poussin suggérait pouvaient à la fois être universelles (ce que la lettre implique) et applicables universellement. Après tout, Poussin a dit que les modes étaient spécifiables et que les effets des tableaux sur ceux qui les regardent pouvaient être corrélés directement à la façon dont ils étaient composés et apparaissaient.
 
 
Autant que j’en sache, personne n’a pris cela suffisamment au sérieux pour analyser la possibilité que Poussin pouvait en fait avoir proclamé non seulement quelque chose d’important à propos des réponses aux images, mais bien quelque chose de basique. Je pense que c’était le cas. Bien plus, je pense que ce qu’il avait à dire a des implications importantes pour la philosophie de l’esprit, et pour la façon dont nous réfléchissons aux architectoniques, comme Kant aurait dit, de nos opérations mentales. Il n’y a que le Bernin pour en avoir saisi quelque chose, quand, regardant à Paris en 1665 les deux grandes peintures de Phocion - l'une aujourd'hui à Cardiff, l'autre à Liverpool - il montra son front et fit son fameux constat : « Monsieur Poussin est quelqu’un qui travaille à partir de là » (Blunt, incidemment, spécula sur le fait que les deux tableaux étaient dans le mode dorique). Quand j’écrivis Le pouvoir des images je m’abstins délibérément de suggérer quoi que ce soit sur la nature humaine ou sur la possibilité de niveaux innés de réponse - bien que certains critiques y virent quelque allusion. Mais je crois maintenant que je n’ai pas été assez radical. Ma propre opinion est que Poussin avait raison, qu’on doit être capable d’établir une syntaxe des corrélations entre les tableaux et les réponses; et qu’on peut en principe découvrir cette syntaxe à travers l’idée des modes.
 
 
Il est vraisemblable que tout cela soulève beaucoup de scepticisme. Je ne suis pas actuellement en train de parler principalement des relations entre les règles perceptuelles et comment une peinture apparaît. Ce sont aussi des relations dont on peut vraisemblablement découvrir les règles et beaucoup de travail cognitif a été fait dans ce domaine ; mais en proposant un tertium quid, je fais indéniablement un saut supplémentaire. Même si nous assumons que nous pouvons établir une syntaxe des relations entre la façon dont les tableaux apparaissent et la façon dont j’en prends connaissance, je pense qu’il y a un niveau syntaxique supplémentaire: entre l’apparence d’un tableau et les émotions qu’il suscite. Et je crois que les règles pour cette syntaxe sont universelles, innées, et spécifiables. Le point de vue général est exactement à l’opposé. Ce point de vue plus répandu soutiendrait que les émotions ne sont pas sujettes à la raison ou à quelque ensemble de règles spécifiables; et que très peu, ou pour ainsi dire rien, ne peut être dit à propos des relations entre les tableaux et les sentiments qui ne soit purement contextuel ou idiosyncrasique. Ce qui, bien évidemment, n’est pas un point de vue que je partage.
 
 
II
 
 
Si l’idée des modes et les qualités émotionnelles spécifiques qui lui sont associées n’était pas courante dans la peinture (bien que peut-être plus courante que cela n’est généralement assumé ), ce n’était absolument pas le cas avec l’idée des modes dans la musique. Comme nous l’avons déjà vu, elle était au moins aussi ancienne que les Grecs, et a continué à jouer un rôle important dans toutes les théories musicales et dans de nombreuses pratiques musicales depuis (de Chant à Beethoven). Mais un des problèmes en musique était de déterminer si les modes étaient d’une manière ou d’une autre équivalents aux clés et avec les émotions qui étaient souvent associées à des clés spécifiques. Il y a de nombreuses évidences pour ce qui a justement été appelé les caractéristiques des clés, beaucoup plus que ce qui a été généralement reconnu.
 
 
Propriétés des Modes
Do majeur gai et guerrier
Do mineur sombre et triste
Ré mineur grave et pieux
Ré majeur joyeux et très guerrier
Mi mineur efféminé, amoureux et plaintif
Mi majeur querelleur et grognon
Mi bémol majeur cruel et sévère
Fa majeur furieux et emporté
Fa mineur obscur et plaintif
Sol majeur tranquillement joyeux
Sol mineur sérieux et magnifique
La mineur tendre et plaintif
La majeur joyeux et pastoral
Si bémol majeur magnifique et joyeux
Si bémol mineur obscur et terrifiant
Si mineur solitaire et mélancolique
Si majeur sévère et plaintif
 
 
Il y a beaucoup de plainte comme pour masquer la possibilité d’une émotion plus précise.
 
 
C'était dans l’air, cette association d’émotions particulières avec des aspects particuliers de la composition musicale, ce besoin d’introduire des règles dans la corrélation entre la composition d’une œuvre et les émotions qu’elle suscite. Notre liste vient des Règles de Composition de Marc Antoine Charpentier écrites vers 1692 pour le jeune Philippe d’Orléans; ce n’était en aucune façon la seule liste dans le dix-septième siècle, mais c’était peut-être la plus détaillée. A peu près trente ans plus tard, la charte de Jean-Philippe Rameau intitulée De la propriété des Modes & des Tons, tirée de son Traité de l’harmonie, proposerait un ensemble similaire de connexions. (Pour lire le texte de Rameau en PDF, cliquer ici.) Mais à ce moment-là de telles idées, peu importe combien elles avaient pu être théoriquement renouvelées, adaptées et raffinées, étaient périmées. Dans tout ceci, comme le titre de Rameau le montre clairement, et comme Poussin insiste dans sa lettre sur les modes, l’idée classique du decorum reste à l’arrière-plan. Les émotions qu’un morceau de musique exprimait ou suscitait, devaient être ajustées au sujet, de la même façon qu’en peinture. Remontons le temps jusqu’à l’époque où ces idées étaient plus urgentes, moins ouvertement mécaniques ; et rappelons-nous alors la période centrale - celle de Poussin - quand elles étaient articulées d’une façon telle qu’elles pouvaient avoir un rapport avec les problèmes neurophilosophiques auxquels nous nous consacrons.
 
 
La liste de Charpentier est titrée « propriétés des modes », mais elle semble ne fournir rien de plus qu’une liste de clés avec les émotions qui leur sont corrélées. C’était la façon la plus courante de comprendre les modes au dix-septième siècle et ensuite.
 
 
Pour les Grecs anciens aussi, les modes - les Grecs n’en avaient que huit - correspondaient, très approximativement, à la notion des caractéristiques des clés. Et eux aussi pensaient les modes comme tout à la fois représentant des émotions particulières et capables de les provoquer avec la même particularité. Mais est-ce que cela peut être seulement une question de clés, même si on les comprend comme telles? Bien sûr que non. Au-delà des clés, il y a beaucoup plus dans la musique qui peut affecter ceux qui l’écoutent: la modulation d’une clé à l’autre, le rythme, l’harmonie et la mélodie par exemple. Il n’est pas étonnant que les modes fussent souvent pris pour quelque chose de plus, ou pour l’impression combinée des aspects variés d’une composition musicale. Se posait alors la perpétuelle question de la relation entre la musique et les textes. En fait, ceci est resté la question centrale, même si elle ne l’a pas toujours été explicitement, dans toute discussion de la relation entre les modes et les émotions depuis les temps les plus lointains. Au moins jusqu’au dix-huitième siècle. Et ainsi, il n’était pas surprenant que dans sa lettre à Chantelou au sujet des modes, Poussin ait commencé par insister sur le fait que Chantelou fasse davantage attention au rôle déterminant des sujets des peintures qui avaient dans un premier temps provoqué leur contretemps.
 
 
Charpentier proposa deux justifications pour sa liste. En premier lieu - et de façon assez facile - il y avait le besoin d’arranger les différentes gammes vocales. Mais en second - et de façon beaucoup plus importante - il y avait son utilité potentielle en tant que guide pour « l’expression des différentes passions, pour lesquelles les différentes propriétés des clés (énergies, assez significativement) sont appropriées ». Toujours ce besoin pour l’à-propos et la bienséance des propriétés, comme si la convenance était le principal élément constitutionnel de la propriété. Mais si tout n’était simplement qu’une affaire de clé, la tâche serait relativement simple, au moins en principe. Ce ne serait pas tellement différent, disons, qu’essayer d’établir les humeurs des couleurs particulières dans les tableaux (dans ce cas, il ne serait pas invraisemblable qu’humeur serve de substitut approximatif à mode, et clé d’équivalent approximatif à couleur). Mais de la même façon qu’il y a dans la musique plus que juste les clés, de la même façon il y a plus dans la peinture que la couleur. Il est évident que ne parler que de couleur ne satisferait pas pleinement toutes les implications de la lettre de Poussin.
 
 
En 1640, à la suite d’une cruelle compétition musicale organisée pour lui par Marin Mersenne, Johan Albert Ban, un prêtre de Haarlem, légèrement fou et certainement obsessionnel, théoricien de la musique, écrivit une lettre à la célèbre bas-bleu hollandaise Anna Maria van Schuurman, dans laquelle il assigna des qualités émotionnelles aux accords, de la façon suivante :
 
 
tierce mineure : doux, insipide et languide
tierce majeure : énergique
quarte : rude, car il ne peut être divisé en deux intervalles harmoniques
quinte : héroïque et martial
sixte mineure : plus flatteur et langoureux que la tierce mineure, parce que c’est un intervalle plus grand
octave : simplement plaisant, parce qu’il n’a pas le pouvoir d’émouvoir
 
 
Ban continua en observant que les dissonances pouvaient aussi affecter les émotions de façons spécifiques, mais il n’indiqua pas celles-ci, parce qu’elles l’avaient été dans ses traités en latin sur la musique, malheureusement perdus depuis. La question de la modulation musicale intervient là aussi ; mais tout ceci fait surgir une autre possibilité probablement plus cruciale pour la façon dont nous considérons l’interaction de la cognition et de l’émotion dans les œuvres de musique et les arts visuels, à savoir la matière des intervalles entre les notes, ou ce que dans la peinture on pourrait appeler la proportion. C’est une question qui sera développée dans la prochaine livraison historique de ce projet.