MESSAGES RÉVOLUTIONNAIRES
DE  MEXICO
 
Antonin Artaud
 
LA CULTURE ÉTERNELLE DU MEXIQUE
 
Je suis venu au Mexique prendre contact avec la Terre Rouge. C'est l'âme séparée, l'âme originelle du Mexique qui par-dessus tout m'intéresse, mais avant de me confronter à elle et pour être assuré d'en toucher le fond, je veux étudier sous tous ses aspects la vie réelle du Mexique.
 
Je suis arrivé ici l'esprit vierge, ce qui ne veut pas dire sans idées préconçues. Or, les idées préconçues sont du domaine de l'imaginaire; et pour cela, je m'en défie.
 
Non que les idées me fassent défaut sur ce que fut jadis la vraie culture du Mexique, mais j'établis une différence fondamentale entre civilisation et culture. Les formes extérieures de l'art peuvent distinguer entre elles une multitude de civilisations, leur variété laisse intact l'esprit profond d'une culture ; et au Mexique, sous des aspects extérieurs multiples que seul l'art différencie, se dissimule une aspiration culturelle unique : la culture cuivrée du soleil.
 
Je connais presque tout ce qu'enseigne l'histoire sur les diverses races du Mexique et j'avoue m'être permis de rêver en poète sur ce qu'elle n'enseigne pas.
 
Entre les faits historiques connus et la vie réelle de l'âme mexicaine il y a une marge immense où l'imagination - et j'oserai même dire l'intuition personnelle - peut se donner libre cours.
 
J'ai donc mon idée sur la culture maya, sur la culture toltèque, sur la culture zapotèque; et ce qui m'intéresse maintenant est de retrouver dans le Mexique actuel l'âme perdue de ces cultures et leur survivance aussi bien dans le mode de vie des peuples que de ceux qui les gouvernent.
 
Le Mexique est sur la route du soleil, et sur cette route il nous faut pourchasser le secret de cette force de lumière qui faisait tourner les pyramides sur leur base jusqu'à ce qu'elles se placent sur la ligne d'attraction magnétique du soleil. Or ce n'est pas là secret de charlatan.
 
Dans ma façon de voir, rien qui ressemble à la nostalgie poétique et stérile d'un passé mort, mais le regret d'une science perdue, d'une attitude profonde de l'esprit humain que j'estime, moi, d'une importance vitale de retrouver.
 
S'il est sûr que j'ai une idée de la culture éternelle du Mexique, il est sûr aussi que je n'ai ni jugement à formuler ni opinion à émettre sur la politique actuelle du Mexique. Un tel sujet n'est pas de mon ressort et cela ne me regarde pas. Je suis ici en spectateur et je dirais même en disciple. Je suis venu au Mexique apprendre quelque chose et je veux en ramener des enseignements à l'Europe. Voilà pourquoi mes recherches ne pourront se rapporter qu'à la partie de l'âme mexicaine demeurée pure de toute influence de l'esprit européen. Ce n'est pas la culture de l'Europe que je suis venu chercher ici, mais la culture et la civilisation mexicaines originelles ; c'est de cette originalité que je me proclame disciple, d'elle que je veux tirer des enseignements.
 
On parle de l'esprit latin du Mexique. Et la première question que je me suis à moi-même posée a été de savoir jusqu'où l'esprit européen dans sa forme latine imprègne encore l'âme mexicaine d'aujourd'hui.
 
L'esprit latin c'est la culture rationnelle, la suprématie de la raison. C'est contre cette frénésie d'inventions qu'il importe actuellement de réagir, contre cette frénésie qui a d'ailleurs produit l'industrie chimique des récoltes, la médecine des laboratoires, le machinisme sous toutes ses formes, etc. Le machinisme rend tout effort stérile et il conduit, en somme, à rabaisser l'effort de l'homme, à décourager l'émulation entre les hommes et à rendre inutile et importune toute recherche visant la qualité. Quant à la médecine des laboratoires, incapable de percevoir l'âme subtile et fugace des maladies, elle traite l'homme vivant comme s'il était un cadavre.
 
On doit en outre à l'esprit latin les idées démocratiques de l'Europe, le nationalisme, non point le nationalisme naturel, mais une certaine forme de nationalisme égoïste dont ne souffre pas le Mexique actuel.
 
Car il y a le nationalisme culturel où s'affirme la qualité spécifique d'une nation et des œuvres de cette nation et qui les distingue; ce nationalisme est irréprochable ; et il y a le nationalisme que l'on peut appeler civique et qui, dans sa forme égoïste, se résout en chauvinisme et se traduit par des luttes douanières et des guerres économiques quand ce n'est pas la guerre totale.
 
Quant à ce qui touche la médecine des laboratoires, par exemple, on doit savoir qu'il existe en France une réaction contre cette médecine qui s'appuie presque exclusivement sur l'expérience et les expériences et qui tire ses conclusions des renseignements que lui procurent le microscope, la dissection de la matière morte, etc…
 
Il me faut signaler un retour à l'empirisme qui, sous sa forme primaire, donne les guérisseurs et les rebouteux, et, sous sa forme transcendante, est à la base d’une formule aussi grandiose que l'homoœpathie.
 
L'homœopathie, avec son principe de similitude, est intimement liée à la médecine des plantes. Je chercherai donc au Mexique la survivance d'une ancienne médecine des plantes comparable à ce qu'on appelle en Europe la médecine spagirique dont le théoricien le plus remarquable fut Paracelse, à la fin du Moyen Age.
 
Je n'ai pas de conclusion à en tirer pour l'instant, mais il me semble discerner au Mexique deux courants : l'un qui aspire à assimiler la culture et la civilisation européennes, en leur donnant une forme mexicaine, et l'autre qui, prolongeant la tradition séculaire, demeure obstinément rebelle à tout progrès. Pour mince que soit ce dernier courant, c'est en lui que se trouve toute la force du Mexique, c'est là que je rencontrerai les survivances de la médecine empirique des Mayas et des Toltèques, la véritable poétique mexicaine qui ne se réduit pas uniquement à écrire des poèmes, mais affirme les relations du rythme poétique avec le souffle de l'homme et, par l'intermédiaire du souffle, avec les purs mouvements de l'espace, de l'eau, de l'air, de la lumière, du vent.
 
La culture profonde du Mexique vient de très loin. Elle porte en elle la tradition des races qui un jour dominèrent la civilisation.
 
Devant l'écroulement évident de la civilisation actuelle de l'Europe, je suis venu me rendre compte de quelle manière le Mexique se propose d'affermir sa culture traditionnelle et si, sans essayer de ressusciter des formes gaspillées de sa vie, il aspire à prouver la permanence en lui d'un esprit que, de mon point de vue de poète, j'appellerai magique ; esprit qui, considéré d'un point de vue strictement scientifique, peut devenir la manifestation d'une véritable énergie psychologique.
 
Grâce à cette énergie répandue à l'infini dans la Nature, l'homme de l'antiquité entrait, si l'on peut dire, en possession des événements. On sait que pour les Mayas, par exemple, le destin n'existait pas. La Nature n'a de pouvoir sur nous qu'en raison de notre ignorance et de notre cécité séculaire.
 
Mais au moment où l'on parle de nouveau et presque partout d'humanisme, l'occasion se présente d'affirmer les véritables pouvoirs, la haute puissance dominatrice de l'homme qui le rend maître des événements.
 
Une culture pour laquelle l'Univers est un tout sait que chaque partie agit automatiquement sur l'ensemble. Il ne manque que d'en connaître les lois.
 
Connaître le destin c'est, en somme, dominer le destin, puisque dans le présent comme dans le futur le monde extérieur tombe sous la domination de l'intelligence.
 
Au moyen de données astrologiques très précises, tirées d'une algèbre transcendante, on peut prévoir les événements et agir sur eux. Les anciens Mayas ont porté à un rare degré de perfection de telles données et la maîtrise de cette science.
 
Cela étant établi, j'en conclus qu'au fond de la vraie culture solaire il y a un sens secret que je vais tenter de définir.
 
Le soleil, pour employer l'antique langage des symboles, apparaît comme le mainteneur de la vie. Il n'est pas seulement l'élément fécondant, le provocateur souverain de la germination; il est tout cela, il fait mûrir tout ce qui existe, mais c'est, si l'on peut dire, la moindre de ses facultés. Il brûle, il calcine, il élimine, mais il ne détruit pas tout ce qu'il supprime. Sous l'amoncellement des choses détruites et grâce à cette destruction elle-même, il maintient l'éternité des forces par lesquelles se conserve la vie.
 
En un mot - et en cela consiste le véritable secret - le soleil est un principe de mort et non un principe de vie. Le fond même de l'antique culture solaire est d'avoir montré la suprématie de la mort.
 
Il y a en Inde des adorateurs de Shiva le Destructeur, et des adorateurs de Vishnou le Conservateur. Mais la destruction est transformatrice. La vie maintient sa continuité par la transformation des apparences de l'être.
 
Or, les adorateurs de Shiva ont pour emblème l'esprit du feu, le grand courant dévorateur de formes, cette espèce de force impulsive qui changeait les hommes cuivres de l'ancien Mexique en mainteneurs déterminés de la mort. Et ce n'est pas là un paradoxe verbal.
 
Réaliser la suprématie de la mort n'équivaut pas à ne pas exercer la vie présente. C'est mettre la vie présente à sa place ; la faire chevaucher divers plans à la fois ; éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre ; c'est, enfin, rétablir une grande harmonie.
 
Je suis venu chercher dans le Mexique moderne la survivance de ces notions ou attendre leur résurrection.
 
 
Paru dans El Nacional, 13juillet 1936, sous le titre « La culture eterna de México »