MESSAGES RÉVOLUTIONNAIRES
DE  MEXICO
 
Antonin Artaud
 
LA FAUSSE SUPÉRIORITÉ DES ÉLITES
 
Plutôt qu'écraser les élites, il faut d'abord les comprendre, et pour les comprendre il faut les définir.
 
Le monde moderne, en pleine déroute spirituellement parlant, et d'autant plus qu'il hait justement le spirituel tout entier, doit, s'il veut recouvrer la paix, rétablir l'équilibre entre les deux mouvements de fond par lesquels on manifeste, et pour cela tête et mains se valent, une activité et un dynamisme identiques dont l'égalisation compose l'homme complet.
 
Et de même qu'il y a dans le monde présent une formidable mésintelligence entre les facultés opposées de l'esprit et de la matière, de même il y a émulation, ou plutôt rivalité entre le travail des mains et celui de la tête. Les élites, on ne peut le nier, ne jouissent d'aucun crédit dans la société d'aujourd'hui. La grande masse humaine ne s'intéresse pas aux travaux de l'esprit et il ne serait pas exagéré d'affirmer qu'on s'apprête à réduire à la famine ceux qui, avec un désintéressement qui fut en d'autres temps mieux reconnu, font profession de se livrer au pur travail de la pensée.
 
Mais avant de réduire les intellectuels à la famine, avant de briser les élites qui font la gloire d'une société, et surtout la font durer, la société devrait au moins tenter un effort pour se rapprocher de ces élites, c'est-à-dire pour les comprendre.
 
Un homme éminent à qui je me plaignais de la triste situation où sont tombés les artistes en France m'a répondu :
« Que voulez-vous ? Dans notre monde, les artistes sont faits pour mourir sur un tas de paille, quand ce n'est pas la paille d'un cachot. »
 
Je lui répliquai qu'il y eut des époques où l'on donnait aux artistes la place qui leur revenait, c'est-à-dire la première, et où la société avait à cour de leur procurer, et même au-delà du nécessaire, les moyens de subsister.
 
Que l'argent soit devenu ce qu'il est aujourd'hui, - une sorte de force majeure et, pourrait-on dire, une pierre de touche de la vie, - bien, mais c'est un fait, non une loi d'évidence. Et ce n'est pas parce que les choses sont ainsi qu'on doit les accepter telles quelles. Il y a beaucoup de raisons et de très hautes pour entamer une transformation.
 
A quoi servent alors les révolutions sinon à rétablir l'équilibre social et à injecter un peu de justice dans l'injustice de la vie ? Au fond de cette rivalité, de cette lutte entre les forces antagonistes de l'esprit et de la matière, on trouve une erreur de conception qui appartient en propre au monde moderne : je veux dire que d'autres siècles l'ont ignorée.
 
Si dans le monde capitaliste moderne qui met l'argent au-dessus de tout, il y a, on ne peut le nier, un mépris caractéristique des élites qui masque à son tour la haine que toute vraie supériorité inspire, c'est justement parce que le monde moderne prête aux élites une réalité, une existence qu'elles n'ont pas.
 
Ceux qui travaillent de leurs mains ont oublié qu'ils ont une tête, et ceux qui travaillent de la tête s'attristent généralement, s'en croyant diminués, quand il leur faut travailler de leurs mains.
 
On s'explique, dans ces conditions, le mépris que ressentent les masses communistes pour les activités gratuites de l'esprit. C'est parce qu'il méprise les travaux de l'esprit que le monde moderne est en pleine déroute; on peut même affirmer qu'il a perdu l'esprit ; et l'esprit, d'être en rupture avec la vie, est à son tour devenu inutile. Que les élites cessent de croire en leur supériorité, qu'elles acquièrent une humilité salutaire, qu'elles rendent à l'esprit son ancienne fonction d'organe, qu'elles montrent les travaux de l'intelligence sous un aspect avantageusement matériel, et comme par enchantement cessera cette guerre imbécile entre les raffinements somptuaires de l'esprit et le travail des mains qui est sans valeur s'il n'est pas régi par la logique de la tête.
 
Qu'on le veuille ou non, les élites sont ce lest, ce contrepoids souverain qui permet à la vie de se maintenir droite.
 
Les intellectuels occuperont dans la société la place qui leur revient quand cette société aura assez de discernement pour comprendre qu'il y a identité absolue entre les forces du corps et celles de l'intelligence, et que l'esprit est le crible de la vie. Je ne prétends pas que l'esprit est aussi utile que le corps, je prétends qu'il n'y a ni corps ni esprit, mais des modalités d'une force et d'une action uniques. Et la question de la rivalité entre ces deux modalités n'a même pas à se poser.
 
Il revient aux intellectuels d'appliquer leur force spirituelle à des tâches utiles qui soient comme le sel même de la vie, et non à des spéculations de l'esprit, de celles qu'on dit désintéressées et gratuites, mais qui sont en réalité si désintéressées et si gratuites qu'elles ne servent à rien ni à personne. Ce qui ne veut pas dire que les intellectuels doivent se livrer à des travaux d'ouvriers, mais qu'ils doivent enfin comprendre l'utilité fonctionnelle de l'esprit.
 
Si le corps et l'esprit sont un seul mouvement, c'est du côté où l'esprit touche aux rythmes de la vie malade que les intellectuels doivent porter leurs efforts et, comme aux époques où a régné la grande culture unitaire d'où sortirent toutes les civilisations, ils doivent redevenir les guérisseurs, les thérapeutes des hautes fonctions de la vie dans l'homme puisque c'est dans l'organisme désordonné de l'homme d'aujourd'hui que se reflète l'organisme désordonné de l'univers.
 
Masculin, féminin. Les sociétés antiques ont consacré en termes fameux l'éternel antagonisme entre les forces de l'esprit, qui sont masculines, et les forces du corps ou de la matière dont la passive pesanteur est justement féminine.
 
Il y aurait quelque chose comme une astuce de magie à ressusciter aujourd'hui ces vieilles notions sans lesquelles la vie est incompréhensible.
 
Eh bien, pour cela, nous avons à portée de la main un organe magique, une arme qui nous permet de figurer la vie.
 
Cette arme d'une exceptionnelle puissance et d'une inépuisable fécondité c'est le théâtre. Mais la société moderne a oublié les vertus thérapeutiques du théâtre, et nous la ferions rire si nous lui disions qu'aux époques anciennes le théâtre a été considéré comme un moyen exceptionnel de rétablir l'équilibre perdu des forces et que l'appareil du théâtre antique comporte des musiques et des danses de guérison.
 
On a oublié que le théâtre est un acte sacré qui engage aussi bien celui qui le voit que celui qui l'exécute et que l'idée psychologique fondamentale du théâtre est celle-ci: un geste que l'on voit et que l'esprit reconstruit en images a autant de valeur qu'un geste que l'on fait.
 
C'est pour cela qu'il n'y a pas de meilleur instrument de révolution que le théâtre; et c'est par le théâtre, par cette arme dissolvante et formidable, que tout gouvernement révolutionnaire perspicace dirige et assure sa révolution.
Il n'y a pas de révolution possible sans intégration des élites aux masses, qui par là même atteignent à un haut degré spirituel.
 
Avec ses races autochtones primitives chez qui se trouvent en abondance les musiques et les danses de guérison, le Mexique est à même d'entreprendre une semblable révolution; et ce qu'il y a de meilleur dans ces musiques indigènes de guérison attend le moment de reprendre sa place chez la masse des travailleurs.
 
P-S. - Il n'y a en effet aucune raison pour ne pas incorporer l'art populaire des indiens à l'élite. Mettre sur un plan culturel identique la vie du folklore et les recherches des grands écrivains mexicains m'apparaît comme un moyen raffiné d'en finir avec les antagonismes qui existent entre l'élite et la masse, l'art populaire et l'art bourgeois, la vie intellectuelle et la vie instinctive, les effusions de la pensée pure et les harmonies, intellectuelles elles aussi, de la vie organique des Indiens.
 
P-S. - Je cherche le docteur José Miguel Gómez Mendoza, très versé dans l'ancienne médecine occulte des Toltèques. S'il lit ces lignes, je le prie de m'écrire en me donnant son adresse et en m'indiquant où et quand je pourrai le rencontrer.
 
 
Paru dans El Nacional, 25 juillet 1936, sous le titre « La falsa superioridad de las élites »