DICTIONNAIRE DU CORPS
 
CORPS SANS ORGANES
 
  1. Avec le corps sans organes, Deleuze propose une définition intensive du corps, sur le plan des forces en devenir, non des formes constituées. Élaboré par Antonin Artaud, auquel Deleuze emprunte l'expression, le corps sans organes exprime la véhémente protestation du poète schizophrène qui conteste la conception d'un corps réduit à une hiérarchie d'organes souverains.
  2.     Dans L'Anti-Œdipe (1972), en collaboration avec Félix Guattari, le corps sans organes se charge d'un nouvel enjeu et s'avère la pièce essentielle d'une critique radicale de l'organisation. La réforme de la conception du corps passe par la critique politique des notions d'organisme et d'organisation, et combat le modèle de pouvoir centré, unitaire et souverain dont elles dépendent. Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux (1980), en exposent la vertu théorique sur le mode pratique : « Comment se faire un corps sans organes ? »; Deleuze, en 1981, analyse grâce à lui la peinture de Francis Bacon comme une Logique de la sensation. La notion fait sa dernière apparition, synthétique et rapide, à propos d'Antonin Artaud, dans l'article magistral « Pour en finir avec le jugement », publié en 1993 dans Critique et Clinique. Ce trajet définit la fonction du concept : transformer l'image du corps, en valorisant la vitalité intensive et virtuelle des forces contre l'organisation figée des formes.
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  4. Poésie et schizophrénie
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  6.     Comment se faire un Corps sans Organes ? — La première mention du « corps sans organes » apparaît en 1969 dans Logique du sens, dans le contexte du rapport entre pensée et corporéité, littérature et folie, et revient ensuite dans Logique de la sensation — « Au-delà de l'organisme, mais aussi comme limite du corps vécu, il y a ce qu'Artaud a découvert et nommé : le corps sans organes » (Deleuze, 2002, 47) — et dans Mille Plateaux : «Le 28 novembre 1947, Artaud déclare la guerre aux organes : Pour en finir avec le jugement de Dieu, car liez-moi si vous le voulez, mais il n'y a rien de plus inutile qu'un organe » (Deleuze & Guattari, 1980. 186).
  7.     L'expérience véhémente et schizophrène du corps rejette tout principe d'unité extérieur, et cette corporéité sans organes s'exprime par une syntaxe sans articulation. L'intensité corporelle d'une vie irréductible à la conscience exige l'effondrement créateur de la syntaxe. Portant le langage à son point d'élasticité maximal, Artaud fait vibrer la langue à sa limite asyntaxique : chute des lettres, nouvelle syntaxe, mots-souffles qui conduisent la langue à sa limite buccale et pneumatique. La schizophrénie exhausse la dimension corporelle du langage et le dégage du plan de signification conscient : le langage articulé se résout en cri, bruitage, corporéité sonore, de même que la corporéité articulée est reconduite à son plan matériel de flux par le corps sans organes.
  8.     Cette invention créatrice ne doit pas être confondue avec une pathologie du langage, ou du vécu du corps (Deleuze, 1993, 16-17). Les organismes ne deviennent « les ennemis du corps » que dans la mesure où ils véhiculent une image du corps fautive et dangereuse : l'assemblage réglé d'organes constituants, assujettis à un principe d'unité corporelle. Il ne s'agit donc pas de se priver de ses organes, mais de cesser de se rapporter à eux sous la forme d'une hiérarchie pyramidale où l'organe majeur, le cerveau, régule et contrôle le reste du corps.
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  10. Corps sans organes et sciences de la vie
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  12.     Le corps sans organes n'est donc pas un corps dépourvu d'organes, mais un corps en deçà de la détermination organique, un corps aux organes en devenir. L'organe, pour Deleuze comme pour Bergson, est le contraire de la vie. C'est une forme qui emprisonne le corps dans une organisation définie et qui en capte la vie. De sorte que l'organe est « ce que la vie s'oppose pour se limiter », la vie étant d'autant plus puissante qu'elle est inorganique (Deleuze & Guattari, 1980, 628). Le corps doit donc être dit sans organes, et l'organe considéré comme dérivé et postérieur au procès de différenciation organique. Le corps sans organes désigne alors la vie inorganique, c'est-à-dire une puissance d'individuation vitale qui ne s'est pas stabilisée sous la forme d'un organisme.
  13.     Il rejoint ainsi la préoccupation métaphysique décisive de Deleuze : à toute individuation actuelle répond une puissance virtuelle. Le devenir se poursuit toujours selon cette dynamique croisée : au pôle d'actualisation et d'individuation, qui met les corps en formes, répond le pôle virtuel des forces involutives. Le corps sans organes exprime la face virtuelle intensive qui compose tous les corps actuels. Pour composer cette nouvelle cartographie du corps, Deleuze convoque dans une lecture originale la tératologie de Geoffroy Saint-Hilaire, l'embryogenèse de Dalcq, les rapports entre normal et pathologique de Canguilhem, l'individuation de Simondon. Geoffroy Saint-Hilaire théorise le passage d'une forme animale à une autre, et transforme ainsi le concept de forme, qui passe d'une détermination fixe et déterminée (le type, dans une classification fixiste à la Cuvier) à une variation continue, matérielle et graduelle. Deleuze défend une science de la variation et dissout la différence fixée anatomiquement au profit d'une différenciation morphogénétique continue. La genèse et le développement des organismes ne sont que des différenciations modales suivant des accélérations et des arrêts, des étirements et des plissements des mêmes matériaux constituants. C'est pourquoi la différence entre espèce et monstre, normal et pathologique cesse d'être pertinente. C'est cette conception qui se trouve chez Canguilhem — la norme vitale n'est pas transcendante ou extérieure aux corps, mais immanente à eux et variable — là où avec Simondon, la forme n'agit pas sur le corps comme un moule extérieur, car la prise de forme résulte d'une modulation entre forces et matériaux.
  14.     Le corps sans organes définit une nouvelle conception du corps, qui n'est plus affaire de forme et d'organe, mais de vitesses et de lenteurs, de composition de forces et d'affects. Avec cette détermination modale, Deleuze renouvelle le rapport entre corps, force et forme organique. Tout corps se définit par le rapport de forces qu'il compose et par les affects qui qualifient sa puissance. Formes et organes sont répudiés, au profit d'une description cinématique du corps sans organes comme œuf, matière intense, germinale, étirée de mouvements, qui sont des gradients et des seuils.
  15.     L'organe est l'individu formé; le corps sans organes, le rapport de forces intenses qu'il suppose. C'est pourquoi Deleuze utilise toujours le modèle de l'œuf pour exposer la vitalité inorganique de ce tissu non encore stabilisé sous la forme de l'organe, capable de transformations multiples : « Le corps sans organes se définit donc par un organe indéterminé, tandis que l'organisme se définit par des organes déterminés » (Deleuze, 2002, 50). Il ne s'agit donc pas de se priver d'organes, mais de remplacer l'organe achevé adulte par la conception polymorphique et juvénile d'un organe en voie de différenciation. Deleuze se place au niveau des forces intensives constituantes et labiles, et non à celui de la forme organique constituée, et il valorise, s'agissant du même corps existant, l'axe virtuel des forces informelles au détriment des formes en voie d'organisation.
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  17. La critique des organisations
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  19.     De 1972 à 1980, le corps sans organes s'enrichit de la critique politique des organisations que Deleuze élabore avec Guattari, et s'infléchit vers les rapports entre désir et pouvoir. Le corps sans organes désigne toujours la face intensive des organisations, mais se charge désormais d'une critique politique. Deleuze et Guattari pensent le social comme un agencement, qui présente toujours deux faces : une face actuelle d'individualisation, qui organise ou « stratifie » par codage et imposition d'une forme déterminée, dite « territorialisante », et une face intensive virtuelle, qui correspond au brassage des forces et valorise la « déterritorialisation » intensive. Le corps sans organe désigne cette puissance intensive virtuelle coextensive à toute organisation, et s'entend désormais à toutes les échelles de l'analyse : corps sans organes d'Artaud, du capitalisme, de la terre... Là où les forces territorialisantes stratifient et mettent en forme par codage, le corps sans organes valorise le brassage des forces.
  20.     Le corps sans organes, que Deleuze et Guattari abrègent sur un mode lacanien CsO dans Mille Plateaux, concerne toujours le primat métaphysique du virtuel sur l'actuel. Mais il s'enrichit d'une critique politique des tendances stratifiantes, réactives et « territorialisantes » de toute forme d'organisation. Cela commande la critique de la psychanalyse. Au lieu d'ouvrir l'inconscient sur les flux de désir mis en forme par des institutions sociales singulières, la psychanalyse impose à l'inconscient le codage œdipien d'une société déterminée, la Vienne de Freud, érigé en position de nature de l'inconscient. Le corps sans organes sert alors à contester et à dissoudre la tendance à l'organisation rigide de toutes les strates : à la strate biologique de l'organisme s'ajoutent désormais la strate sociale de l'inconscient psychique et celle de la subjectivité sociale.
  21.     Dans L'Anti-Œdipe, le concept de « machine désirante » permet de relire Lacan (le désir n'est pas individuel mais collectif, le sujet est un résultat de l'ordre social) à partir de Marx (la conception idéaliste d'un ordre symbolique signifiant doit céder le pas à la machine sociale). Le désir relève de l'agencement matériel des rapports effectifs de production sociale, dont Marx permet la critique politique. Ainsi, le désir n'est pas un flux indifférencié, mais l'agencement de ce flux. Il est donc construit, résultat d'une production sociale, ce qu'indique l'expression « machine désirante ».
  22.     Le corps sans organes désigne la face intensive de ces machines désirantes. Aux flux « liés, connectés, et recoupés » des machines, il oppose « son fluide amorphe et indifférencié », instinct de mort. Pourtant, il faut se garder de le considérer comme antérieur à elles. Le corps sans organes n'est donc équivalent ni à l'inconscient, ni à la libido. Il n'est ni désir amorphe, ni origine du désir, mais limite intensive des formes organisées : « Les machines désirantes nous font un organisme; mais au sein de cette production, dans sa production même, le corps souffre d'être ainsi organisé, de ne pas avoir une autre organisation ou pas d'organisation du tout. Pas de bouche. Pas de langue. Pas de dents. [...] Antonin Artaud l'a découvert, là où il était, sans forme et sans figure » (Deleuze & Guattari, 1972, 14); « Le CsO n'est pas avant l'organisme, il y est adjacent, et ne cesse pas de se faire » (Deleuze & Guattari, 1980, 202), de même que le virtuel n'est pas antérieur, mais contemporain de l'actualisation. Cela explique la prudence éthique dont font montre Deleuze et Guattari. De l'organisme, il en faut. Déstratifier brutalement mène à la mort. Le corps sans organes n'est bénéfique qu'à doses mesurées, augmentant notre puissance d'agir.
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  24. L'art, capture de forces
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  26.     L'art reçoit cette fonction critique et politique : nous délivrer de la référence œdipienne et des strates organiques, signifiantes et subjectives qui nous ligotent en nous asservissant. À la formation des corps, des significations et des sujets, l'art répond en valorisant les forces sous les formes, les devenirs et les allures sous les rôles et sous les fonctions. La haute spiritualité de Bacon le mène hors de l'organique, à la rencontre des forces élémentaires de la corporéité qui lui permettent d'échapper au cliché organique. Rapporté aux forces qui le traversent, le corps doit être dit sans organes, parcouru par un mouvement intense, qui n'est autre que la sensation.  « Bacon n'a pas cessé de peindre des corps sans organes, le fait intensif du corps » (Deleuze, 2002, 48). Il accède à ce « mouvement difformément difforme qui reporte à chaque instant l'image réelle sur le corps pour constituer la Figure » (ibid., 26). Captant les forces, il échappe au figuratif, à la forme figée en cliché. « On peut croire que Bacon rencontre Antonin Artaud sur beaucoup de points : la Figure, c'est précisément le corps sans organes (défaire l'organisme au profit du corps, le visage au profit de la tête) » (ibid., 48). Ainsi, le corps sans organes est une limite, une tendance, non un état. Il ne s'impose pas comme un lieu mythique où nous serions enfin délivrés des strates, mais comme un acte, valorisant la face intensive, virtuelle, en devenir de la réalité. Cela permet d'assigner à l'art la vertu déterritorialisante de la ligne de fuite : l'art, qu'il s'agisse de littérature, de peinture ou de cinéma consiste à défaire les strates, à présenter leur axe intensif.
  27.     La réussite en art se mesure à cette capacité de faire sentir de nouvelles forces dans une puissante déformation vitale, nécessairement inorganique, puisqu'elle ne se cantonne pas au niveau des formes constituées, du cliché organique, mais agit au niveau des forces, du corps sans organes. L'art, capture de forces, incorpore la sensation dans le matériau, et consolide dans l'œuvre les forces expressives du matériau et celles de l'affect. Avec cette définition de l'art, Deleuze rend hommage à la définition simondienne de la modulation : « Il ne s'agit plus d'imposer une forme à une matière, mais d'élaborer un matériau de plus en plus riche, de plus en plus consistant, apte dès lors à capter des forces de plus en plus intenses » (Deleuze & Guattari, 1980, 406). Si l'art porte sur la vie inorganique, c'est-à-dire sur la puissance intensive de différenciation qui brasse les individualités existantes, il ne s'agit pas de remonter à un plan antérieur à l'individuation. La vie intensive est rigoureusement connexe à la vie organique, comme le virtuel à l'actuel, le corps sans organes à l'organisme. La spécificité de l'art consiste pourtant à puiser directement dans ces zones d'indétermination que les organisations stratifiées mettent en forme. L'art est capture de forces, non-représentation de formes constituées. Ainsi fonctionne le corps sans organes, valorisant la face intensive d'un corps néanmoins plein d'organes.
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  29. DELEUZE G., Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993; Difference et Répétition, Paris, PUF, 1968; Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), Paris, Seuil, 2002; Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.
  30. DELEUZE G. & GUATTARi F., L'Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972; Mille Plateaux, Paris, Minuit. 1980.
  31. SAUVAGNARGUES A., Deleuze et l'art, Paris. PUF, 2005.
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Anne SAUVAGNARGUES
 
Artaud; Bacon; Corps virtuel;
Cri; Désir; Normalité; Silence.
 
 
sous la direction de michela marzano, Dictionnaire du corps, Quadrige PUF, 2007, p.254-257