DICTIONNAIRE DU CORPS
 
HABITAT
 
  1. La notion d'habitat, que son étymologie latine apparente à l'habit et à l'habitude, n'a pas de définition rigoureuse. On en repère l'emploi dans divers domaines de la connaissance empirique. En écologie, l'habitat relève d'un savoir positif où il reçoit le concept de biotope. En urbanisme et en architecture l'habitat est l'objet de projections géométrique, de techniques de construction, mais aussi d’un façonnage idéologique. En philosophie, l’habitat perd sa matérialité de bâtiment, fonction d'une finalité, et l'habiter fait de l'homme un sujet métaphysique qui habite plus d'espace que l'espace construit.
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  3. Écologie, écologie humaine
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  5.     L'écologie étudie les relations entre les organismes et leur milieu physique. Une communauté biologique d'individus liés génétiquement « habite » un biotope, issu de l'adaptation des êtres vivants à leurs conditions de vie optimales; des interactions multiples définissent un écosystème. L'ensemble des écosystèmes constitue la biosphère. Les sociétés, les populations, les peuplements, les écosystèmes de la biosphère, y compris l'homme qui en fait partie, sont les objets de l'écologie, étude synthétique du monde vivant. Amenée à établir une classification des différents types d'habitats — strate ensoleillée des organismes autotrophes, strate obscure des organismes hétérotrophes —, mais prenant en compte les migrations, la dynamique des populations, leurs mœurs, les dégâts occasionnés à l'environnement, l'écologie propose une taxinomie du vivant moins cloisonnée que celle de l'histoire naturelle. Une de ses branches, l'écologie humaine, englobe des disciplines allant de la physiologie individuelle à la psychologie collective, de la démographie à l'urbanisme, de la sociologie à l'économie politique. En outre, des préoccupations éthiques liées à l'habitabilité de la Terre donnent lieu à l'expression politique de l'écologie, traitant des problèmes d'utilisation des ressources naturelles, de lutte contre les pollutions, d'aménagement des territoires, de maîtrise du développement des villes.
  6.     « À certaines époques de notre vie nous avons coutume de regarder tout endroit comme le site possible d'une maison. » Cette notation de H. D. Thoreau qui précède son expérience de retour à la nature et de régression vers la cabane consignée dans son livre Walden ou la vie dans les bois, est celle d'un précurseur de l'écologie. En effet, chez les animaux, la concurrence pour le territoire et pour les abris est une importante modalité de compétition, plus encore que la prédation directe. La cabane de Thoreau dans un bois du Massachusetts clôt tout un inventaire de milieux habitables, ce qui donne une image pour le concept de valence écologique : « La seule maison dont j'eusse été auparavant le propriétaire, si j'excepte un bateau, était une tente, dont je me servais à l'occasion lorsque je faisais des excursions en été, et elle est encore roulée dans mon grenier, alors que le bateau, après être passé de main en main, a descendu le cours du temps. Avec cet abri plus résistant autour de moi, j'avais fait quelque progrès pour ce qui est de se fixer dans le monde. » La valence écologique, c'est en effet la capacité que possède une espèce de peupler des milieux différents. Animal d'origine tropicale, l'homme s'est développé d'abord au sein des forêts et savanes équatoriales, mais à la fin de sa longue migration planétaire, attiré par les ressources animales du Nord, il occupait les toundras, les déserts polaires et les champs de glace de l'Arctique. Une telle espèce, dite euryèce, est plus indépendante du milieu environnant que les espèces cantonnées dans un petit nombre d'habitats, dites sténoèces (parce que sténothermes, sténo-photyques).
  7.     L'habitat comme projet prolonge l'occupation du site habité. Il s'inscrit alors dans une histoire. Les Inuits ont occupé de grandes habitations semi-souterraines à murs de pierres et de tourbe, puis après l'invention de la lampe à godet, qui sert à brûler la graisse des mammifères marins pour s'éclairer et se chauffer, cet habitat primitif fut supplanté par la construction d'igloos, dont la technique date d'environ 500 ans avant J.-C. Des blocs de neige sont taillés au couteau et superposés suivant une ligne spirale fermée en haut par une clef de voûte posée de l'extérieur, selon le principe statique de la coupole : en effet, un dôme n'offre aucune prise aux vents. L'entrée dans la structure s'effectue par un tunnel oblique, surbaissé, empêchant les fuites d'air chaud. L'isothermie de la neige la rend hospitalière et permet d'utiliser la chaleur corporelle humaine, qui augmente la température dans l'igloo. Les habitats dits primitifs prélèvent leurs matériaux dans le milieu environnant et y adaptent leur mode de construction. Le bâti est en général d'une échelle proche de celle du corps. La structure portante d'une hutte de chasse pygmée est faite de branches courbées en arceaux formant un quart de sphère. Disposées comme des ardoises, des feuilles de mongogo imperméabilisent la couverture de cette hutte pour un seul occupant qui accueille le corps comme le ferait un vêtement porté large. L'homme habite la fibre de palmier en Somalie, le roseau martelé, aplati et tressé en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Voyageur et poète, Michaux a donné dans Lointains intérieurs une traduction magique de nos possibilités d'habiter : « Je mets une pomme devant moi sur la table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité ! »
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  9. L'architecte et l'habitant
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  11.     Quand la maison devient l'objet d'un échange économique, l'habitat à construire se différencie d'un territoire à marquer. Les matériaux de construction que les chasseurs pygmées ramassent en forêt ont une valeur d'échange pour les Lese, des voisins qui cultivent les clairières et qui, offrant légumes et biens de consommation, doivent acquérir leurs moyens de construire. L'équilibre stable de l'écosystème se confond avec un commerce suscitant des architectures sans architectes. Mais depuis les premières villes développées rationnellement par les architectes de la Renaissance classique, le prestigieux exercice de l'architecture façonne nos milieux urbains. Dès lors, ce n'est plus seulement l'implantation des temples, des monuments et des palais dans la métropole antique, mais aussi le logement de la population et la rue résidentielle qui requièrent la compétence analytique, géométrique et projective des architectes. La croissance urbaine portée par les révolutions industrielles rend la ville complexe, problématique. S'efforçant de projeter le devenir des villes, l'urbanisme est traversé par des courants de pensée qui s'affrontent. A la charnière du XIXe et du XXe siècle, les approches occidentales de l'établissement humain — ainsi qualifie-t-on à partir de 1910 l'enjeu de l'urbanisme — doivent leurs présupposés respectifs au socialisme utopique, pour sa réflexion sur l'harmonisation de l'habitat collectif, à la critique d'art historiciste, pour souligner la dimension temporelle des villes, et à la philosophie de l'éveil individuel pour assumer les tentations du retour à la nature : sous les influences divergentes de Fourier, de Ruskin et d'Emerson, l'urbanisme a été une pensée prospective ou rétrospective avant de devenir une pratique. Tous les types de rapports entre un tout (la ville, la communauté) et des parties (les édifices, les individus) constituent, de façon récurrente, la pierre d'achoppement des projets urbanistiques.
  12.     Pour avoir su adapter le bâtiment à une forme de standardisation industrielle, un urbanisme radicalement moderniste a dominé au XXe siècle, produisant dans les villes et leurs périphéries un habitat de style international, conçu sans référence au local et au culturel pour répondre aux besoins matériels d'un homme-type. Cet urbanisme indifférent au site est structuré par des objets architecturaux, censés créer un choc plastique autosuffisant. Les courants anglo-saxons, minoritaires, résistent à cet éclatement du fait urbain en laissant les lieux de passage organiser la ville. Celle-ci est conçue par Howard comme une cité-jardin préservant les besoins spirituels d'une communauté sur laquelle veille le temps. Aux États-Unis, Wright préconise la dispersion des habitants dans la nature, sous forme de logements individuels tous entourés d'un terrain, desservis par une intensification des transports terrestres et aériens, reliés par les technologies de communications. Les architectes du Mouvement moderne né des théories de Le Corbusier et de l'enseignement du Bauhaus, partagent une vision cellulaire du logement. Si la notion de « cellule » peut évoquer sémantiquement l'éthique monastique, voire la détention pénitentiaire, elle a dans la théorie architecturale un modèle biologique. L'unité de la cellule permet d'appréhender la construction comme un processus « organique » composant une multiplicité à partir d'une unité commune. Chaque logis est cellule d'une unité d'habitation géante qui devient à son tour unité de base à l'échelle de l'urbanisation. Le Corbusier écrit en 1959 : « Une nouvelle biologie du domaine bâti apparaît. Les organes et les fonctions nécessaires à l'accomplissement d'une journée agréable utile et propice, s'inscrivent dans cette nouvelle forme d'habitat. L'immeuble se dresse dans un parc, lequel contient les terrains de sport, les crèches maternelles, les écoles primaires et le club. Il se prête à des multiples créations collectives utiles ou indispensables à la vie harmonieuse de ses habitants. » Trente ans plus tôt, Meyer, alors directeur du Bauhaus, écrivait de façon plus polémique : « Construire est un processus biologique. Construire n'est pas un processus esthétique. La nouvelle habitation devient essentiellement une machine à habiter et aussi un dispositif biologique répondant aux besoins matériels et spirituels. [...] Ni le souci de bien-être, ni le souci de prestige, ne doivent être des principes directeurs en architecture. Pour le bien-être, il tient au cœur de l'homme et non aux murs de la pièce... Quant au souci de prestige, il se manifeste dans l'attitude du maître de maison et non pas dans son tapis persan ! » Ce dirigisme architectural exige de l'habitant son adhésion à un programme de vie en rupture avec l'habitus bourgeois. Mais l'incidence sociologique réelle des préjugés des architectes dépend aussi des publics et des usagers de l'architecture. Le Mouvement moderne a séduit autant qu'il a révolté ses contemporains par des propositions inédites : l'espace vide, sans continuité avec la symbolique de la maison natale comprise entre une cave et un grenier, la table rase qui oublie les escaliers, les couloirs et les recoins d'intimité. L'immeuble s'oppose à la maison. Comme l'écrit Bachelard : « La vie commence bien, elle commence enfermée, protégée, toute tiède dans le giron de la maison »; et inversement « Chose inimaginable pour un rêveur de maison : les gratte-ciel n'ont pas de cave. Du pavé jusqu'au toit, les pièces s'amoncellent et la tente d'un ciel sans horizons enclôt la ville entière. » Une modification technique dans la construction — le fait de fonder sur poteaux un édifice autrefois fondé sur murs portants, murs qui déterminaient des caves, une disposition des pièces répétée d'étage en étage, et qui limitaient la fenestration — finit par provoquer un déchirement symbolique.
  13.     Les écrivains situationnistes, les architectes post-modernes et de nombreux francs-tireurs ont violemment reproché à cette architecture moderne, sans racines autres que fonctionnelles et formelles, un déficit de plaisir sensoriel, de symboles consensuels et de chaleur humaine. L'urbanisme sectoriel accompagnant ces réalisations a trop éloigné dans des secteurs différenciés les activités humaines d’habitat, de travail, de loisirs. Il fait aujourd'hui l'objet d'un diagnostic d'échec, auquel sont apportées officiellement des corrections. Des tours d'habitation critiquées sont dynamitées et détruites par des autorités qui le font publiquement savoir aux citoyens, puisque la télévision permet de le montrer. Debord interprétait la meilleure construction moderne comme une vulgaire confiscation du paysage. Dans La Société du spectacle, il note que « l'urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l'espace comme son propre décor ». La question du décor, jetée aux poubelles de l'histoire depuis l'article de Loos intitulé Ornement et Crime en 1913, resurgit périodiquement. Dans la lignée de la Philosophie de l'ameublement de Poe, un esthète comme Mario Praz défend, non sans ironie, un art du chez soi contre une austérité de vie venue des Indes qu'incarne pour lui le poète Tagore : « En parlant dans l'aula de l'Université de Florence, il y a déjà longtemps, Tagore, dans son anglais douceâtre, indiquait, parmi les déplorables modes occidentales, the foolish pride in furniture, la vanité des propriétaires d'un beau mobilier. Il parait en effet absurde que l'on soit fier de posséder une table charmante, ou une chaise de style, ou une paire de candélabres : à quoi bon meubler une house beautiful, si l'esprit, au dire des philosophes et des poètes, peut planer souverainement en des murs misérables ? le tonneau de Diogène devrait suffire à protéger de sa coque ces vers humains nés pour devenir un papillon angélique. »
  14.     Cependant, le logement et l'ameublement sont-ils le véritable fondement de l'habitat ? Quand l'hymne national américain proclame : « God bless America, my home sweet home », habiter l'Amérique est-il un sentiment du même ordre qu'habiter une villa ou un mobile-home ? Et du point de vue phénoménologique, n'habite-t-on pas d'abord son propre corps ? Du corps, les religions font un sanctuaire, tout au moins la résidence intermittente du divin. Par son corps, l'homme mesure qu'il habite entre ciel et terre. Voici, décrite par Heidegger, cette phénoménologie humaine : « Le regard vers le haut parcourt toute la distance qui nous sépare du ciel et pourtant il demeure en bas sur la terre. Le regard vers le haut mesure tout l'entre-deux du ciel et de la terre. Cet entre-deux est la mesure assignée à l'habitation de l'homme. » Pour Heidegger, habiter est le trait fondamental de la condition humaine. À l'origine des langues, être, habiter, bâtir... se confondaient de sens : le bâtir fait partie de l'habiter et reçoit de lui son être. Même le déracinement, considéré comme une misère, fait signe vers la dimension poétique du séjour de l'homme : « Justement considéré et bien retenu, il est le seul appel qui invite les mortels à habiter. » L'être de l'habitation excède donc la seule finalité du logement, et s'il doit y avoir pour les modernes une crise de l'habitation, elle excède toutes les crises du logement. Les réflexions du philosophe à ce sujet s'appuient notamment sur son commentaire d'un poème d'Hölderlin, dont les deux vers capitaux disent : « Plein de mérites, mais en poète / L'homme habite sur cette terre. » Depuis, le penseur allemand Sloterdijk a choisi de parodier cette philosophie pour miner de l'intérieur une pensée européenne entièrement logée à l'enseigne de l'ego. L'habitant-poète d'Heidegger se voit reprocher son penchant essentiel pour la solitude : il est « un sujet existentiel solitaire, faible, hystérique et héroïque qui pense être le premier qui doive mourir et qui vit dans une pitoyable incertitude sur les traits plus cachés de son intégration aux intimités et aux solidarités ». Pour Stoterdijk, nous habitons sans presque nous douter que nous cohabitons. Ego sans autre, nous nous pensons fœtus sans placenta, nourrisson sans sein, monade sans couple. Oubliant que nous provenons d'une « mère habitable », nous menons notre « existence complétée » en la niant, au bénéfice d'un individualisme qui nous enlève notre efficacité. Le philosophe Deleuze, en adepte du nomadisme, compare nos opinions à une ombrelle nous protégeant du chaos, tandis que l'art, la science, la philosophie « tirent des plans sur le chaos », pour en ramener une sensation neuve, désabritée en quelque sorte ou « déterritorialisée » : « La chair, ou plutôt la figure, n'est plus l'habitant du lieu, de la maison, mais l'habitant d'un univers qui supporte la maison (devenir). C'est comme un passage du fini à l'infini, mais aussi du territoire à la déterritorialisation. »
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  16. BACHELARD G., La Poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957.
  17. CHOAY F., L'Urbanisme : utopies et réalités, Paris, Seuil, 1965.
  18. DELEUZE G. & GUATTARI F., Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.
  19. DEBORD G., La Société du spectacle, Paris. Champ Libre, 1977.
  20. GROPIUS W., MEYER H., MIES VAN DER ROHE L., Bauhaus, Paris, Musée national d'art moderne & Musée d'are moderne de la ville de Paris, 1969.
  21. HEIDEGGER M., Essais et Conferences (1954), Paris, Gallinsard, 1958.
  22. LE CORBUSIER, Les Trois Établissements humains, Paris, Minuit, 1959.
  23. MICHAUX H., Lointains intérieurs. Entre sens et absence, Paris, Gallimard, 1998.
  24. PRAZ M., Goût néoclassique (1974), Paris, Le Promeneur, 1989.
  25. SACCHI C. F. & TESTARD P., Écologie animale. Organismes et milieux,
  26. Paris, Dom, 1971.
  27. SLOTERDIJK P., Bulles (1998), Paris, Fayard, 2002.
  28. THOREAU H. D., Walden ou la vie dans les bois (1854), Paris, Gallimard, 1922.
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Hugo LACROIX
 
Dispositif; Espèce humaine; Habitation;
Marche; Monument; Nomade; Ville.
 
 
sous la direction de michela marzano, Dictionnaire du corps, Quadrige PUF, 2007, p.435-437