LE CORPS DE L’HOMME
- CENTRE DE PERCEPTION
 
“Comment l’architecture peut être destinée au corps expressif dans sa double dimension de corps physique et de corps vivant, corps de chair”
Chris Younes - Michel Mangematin
 
L’espace egocentré Henri Maldiney
 
• “Le corps est la base du modèle-de-soi et un point de référence important dans l’organisation de la perception de l'environnement.” Le philosophe Kant avait pressenti que la perception du réel est conditionnée a priori par les formes de l’esthétique (espace et temps) et par les catégories de l’entendement (causalité, unité et possibilité…). [...] ce sont les structures même du corps, ses capacités, ses facultés, ses compétences, ses pouvoirs qui conditionnent notre appréhension du réel, qu’il soit physique ou culturel, — et donc de l’architecture.1
 
• Le corps est toujours au centre. En tant que corps propre, corps moteur, corps expressif, corps signifiant, il est le foyer de son propre espace qu’il transporte partout avec lui. Cet espace est nommé espace orienté ou espace centré. Le monde s’ouvre d’abord dans cet espace. C’est l’espace de l’« Umwelt ».2
 
• Il y a, en outre, un espace homogène de type géométrique, ou physique dans lequel mon corps est aussi plongé.2
 
• L’équivocité du corps a trouvé son expression dans la distinction faite entre les deux mots de « Körper » et « Leib ». « Leib » c’est véritablement le corps propre.2
 
• La perception externe est celle que les autres peuvent avoir de moi; la perception interne n’est pas cénesthésique, mais au contraire kinesthésique, elle engage en même temps le monde. Je me ressens au monde.2
 
• Les repères déictiques s’organisent autour de ce que Karl Bühler a appelé l’« origo » de la deixis, définie par la triade je-ici-maintenant.3
 
• Le sujet traite deux catégories d’informations sensorielles : les informations prélevées sur l’espace externe (extéroceptives), elles peuvent être de nature auditive, visuelle, olfactive ou somesthésique; les informations prélevées sur l’espace du corps (proprioréceptives). Pour agir efficacement, le sujet doit connaître sa position par rapport à l’espace externe.3
 
• À travers le phénomène de la respiration, la complexité est la vérité existentielle et paradoxale de cette situation d’échange, où dehors et dedans ne sont pas deux régions séparables mais n’existent qu’à partir de cette tension d’existence qui les ouvre tous les deux.2
 
• D’où cette dimension « diastole et systole » qui intègre la tension dehors / dedans. Cette dimension s’oppose à tous les niveaux de l’architecture, qu’il s’agisse de la maison individuelle, qu’il s’agisse de la ville, car la ville a ceci d’extraordinaire et de dangereuse : c’est que dehors, je suis dedans. Être dedans sans position possible, sans dépassement possible vers une extériorité qui n’est pas une pure altérité mais qui est en rapport avec l’espace même de cette ville et qui fait partie de cet espace. Qui peut être appelé « espace du paysage » ou « espace des lointains », et qui conditionne la possibilité même d’un lieu.2
 
• Un lieu implique rupture et jointure, rupture avec tout ce qui viendrait simplement se coaguler avec l’endroit où je suis; et jointure avec une autre dimension de l’espace, le lointain, qui se trouve immédiatement confronté au proche. Il n’y a de proche qu’en relation interne avec un lointain et de lointain qu’avec du proche. Le corps est ici le centre, à la fois du lointain et du proche.2
 
• Une chose n’est là, ne m’est proche, que sous l’horizon de ma présence. Cet horizon naît d’un éloignement. Il faut qu’en quelque sorte, de ce centre que je suis, dans une direction ou au contraire, d’une façon totalement expansive et cyclique, je m’éloigne. C’est alors seulement que, dans le recueil, j’ai conscience de ce qui est là.2
 
• Dans la prise : prendre quelque chose, c’est aller à elle et la ramener. Au bout de quelques instants, l’ayant ramenée, je l’ai oubliée, elle n’est plus rien pour moi. Je n’ai conscience de mon « ici » que dans l’acte d’éloigner. C’est pourquoi le « ici » n’est pas une simple implantation dans un espace qui lui est absolument autre, qui lui est étranger, il met tout l’espace en jeu. Mon corps met en jeu tout l’espace.2
 
• Quelqu’un qui est immergé dans un espace plein est voué, dans tous ses mouvements, au destin des tourbillons de Descartes, qui est le mouvement du plein. Il est dans la dépendance permanente de ce qui se trouve autour de lui et qui le traverse mais il n’a pas, au sens propre, cette ressource que fournit un vide à partir duquel véritablement l’existence procède. Elle ne procède du vide que parce qu’elle procède d’elle-même. « Ex-stare » : se tenir à partir de soi et hors de soi. C’est en ce sens que l’architecture, comme organisation de l’espace est un art que l’on peut dire fondamental.2
 
• Cet espace « mien », je l’inscris dans l’espace des autres et des choses, qui est, lui, un espace plus ou moins homogène comme un espace mathématique, et même isotrope. Mais se révèlent alors des dimensions propres à ma spatialité que j’introduis dans cet espace homogène dans la mesure où je l’habite et où, l’habitant, je l’ai humanisé.2
 
• Ces dimensions sont d’abord le déploiement de l’étendue et de la verticalité selon le haut et le bas, ascendante et descendante. L’étendue, en quelque sorte de l’exploration épique du monde qui se présente sous la forme d’une traversée, est l’espace de l’acquisition d’expériences.2
 
• L’homme est un être vertical qui a une vision, et plus qu’une vision même quelquefois, une sensation extrêmement étendue du monde autour de lui.2
 
• L'étendue, qui est une dimension fondamentale de l’espace, caractérise ce monde épique, ce monde de l’expérience acquise où, c’est en traversant le monde et en récapitulant à mesure cette traversée, qu’on le constitue en expérience.2
 
• La verticalité est une dimension qui élève l’homme au-dessus de sa simple condition de voyageur à travers l’espace, de voyageur pour qui les “grands pays muets toujours s’étendront”, parce que la dimension verticale est celle de la transformation de soi. C’est la dimension qui correspond à ce que tout homme peut comprendre de sa propre échelle des valeurs. C’est la dimension d’entre ciel et terre. Là où elle manque, là manque le sol, là manque le ciel. Il y a une mutilation.2
 
• Il va de soi que pour l’architecture, c’est une question capitale. Une descente qui ne serait qu’absolue, serait vertigineuse, une ascension qui serait isolée, ne serait qu’une affirmation sur place, il y manquerait la mouvance. La conjonction de ces dimensions de l’étendue et de la verticale est constitutive même de l’espace. Au fond, elle ne peut-être résolue que rythmiquement.2
 
la dimension spatiale du rapport à soi et à autrui
henri maldiney
 
• Ces relations à l’espace engagent l’architecture parce qu’elles répondent à une dimension non seulement psychologique mais anthropologique, qui est décisive. Elles se réfèrent toutes à un vecteur pulsionnel que Szondi appelle le contact, qui se trouve à l’état déficient dans la mélancolie, la manie, dans des états psychopathiques, voire psychotiques.2
 
• Le contact comprend deux facteurs. Le facteur dit « maniaque » met en cause deux pulsions inverses : l’enveloppement et le détachement. Le détachement précède même la présence d’un moi, mais dès que le moi est là, il devient dramatique, parce que le détachement devient décrochage, abandon et perte.2
 
• De l’autre côté, la dépression. Ou l’on garde ce que l’on a, ou l’on cherche l’objet perdu. Les rêves de mélancoliques sont très souvent des rêves de chutes, d’enlisement, d’affaissement, d’effondrement, donc des rêves d’adhérence à un sol qui a perdu toute possibilité de surrection. Les rêves maniaques sont des rêves de planement, dans un espace imaginaire où le corps du rêveur se dissout. Par conséquent, cette opposition, la perte de l’une des dimensions, son émancipation est toujours pathologique. À l’état de l'homme sain, la descente et la montée doivent être inséparables. Elles doivent être, par conséquent liées, d’une façon dynamique et dynamique, ici, en un sens précis, veut dire rythme.2
 
• Il n’y a pas que ce vecteur contact mais le vecteur moi dont les opposés pathologiques sont la catatonie ou l’état paranoïde. La catatonie est du domaine de l’avoir, la paranoïde du domaine de l’être. Aussi, à l’un, sont liés l’introjection et la négation, à l’autre la projection et l’inflation, vouloir tout être !2
 
• On trouvera toujours le corps non pas comme un objet, mais le corps comme une monade active en se dépassant. Et en même temps, vous voyez le lien qu’il peut y avoir, par le corps, entre ces dimensions qui se situent à des niveaux différents, les unes au niveau du contact, les autres au niveau du moi.2
 
• Il y a des salles dans lesquelles on est perdu, ces salles des pas perdus comme on dit, celles où le mélancolique essaie de récupérer ses pas perdus d’avance, en cheminant. Voilà, par conséquent ici, cette relation de tout l’espace du corps propre qui a, non pas à s’inscrire, mais à trouver ses marques dans un espace architectural dont il n’est pas l’auteur. Inversement, l’organisateur de l’espace architectural ou de l’espace de la ville doit aussi permettre à ces existants, qui ne sont pas simplement des usagers entrant pour un instant dans un tram ou dans une voiture, il doit, justement, leur permettre l’existence, « exister hors ».2
 
• L’espace mathématique n’est pas l’espace physique, parce que l’introduction d’un corps dans l’espace lui confère une courbure. Quand vous introduisez dans l’espace ces foyers que sont des édifices, des maisons, des monuments, vous modifiez complètement la courbure de l’espace, vous créez une courbure nouvelle. Cette courbure fait partie de la climatique de l’espace : l’espace climatique qui est l’espace ressenti sur le mode pathique.2
 
• Il n’y a pas d’espace qui ne soit perçu sans une tonalité affective existentielle spécifique. Cette tonalité en réalité est antérieure à toute objectivation, elle est anté-objective. L’espace n’est encore qu’une sorte de tissu purement phénoménal composé de phénomènes comme ombre, lumière, couleur, etc… ou forme au sens authentique, c’est-à-dire qu’à ce moment, la tonalité de l’espace au premier rang duquel la rythmique ou, plus exactement, le rythme de l’ombre ou de la lumière, du clair ou de l’obscur, est tout à fait déterminant.2
 
• Le rythme est lui-même déterminant de la façon dont un édifice habite l’espace. Il y a là une distinction tout à fait importante qui touche au corps et à l’existence même, la différence qui sépare ces deux termes : habiter et loger.2
 
• Habiter, c’est vraiment hanter l’espace, c’est y être présent, être présent hors de soi et en même temps intégrer ce « hors ». C’est le paradoxe de l’existence. L’existence, c’est se tenir « hors » dans l’ouverture et intégrer à soi ce « hors ». Hors de là, il n’y a plus que des étants, des objets. Je ne vous parle plus d'existence, ni d’art, ni d’architecture, ni de rien. Il n’y a plus d’hommes. Par conséquent, ce phénomène d’ouverture et d’intégration est nécessairement à prendre en compte dès l’abord quand on parle de donner à habiter.2
 
• Être logé, c’est être inséré, incrusté dans un espace objectif tout prêt. Cela appelle la notion de loge, d’urne, de columbarium, c’est-à-dire une notion essentiellement arythmique; il n’y a pas de rythme possible. Logé, on est dans une discontinuité sans lien. Alors que le rythme est une discontinuité liée de manière imprévisible.2
 
• Au fond, un rythme n’est fait que de mutations. Ces mutations sont des substitutions réciproques et totales d’opposés et qui n’existent d’ailleurs que par ces contrastes surmontés à chaque fois.2
 
• L’important c’est : est-ce que j’habite ? est-ce que je suis logé ? est-ce que je loge ? C’est un problème qui semble être le problème de l’architecture civile contemporaine, par l’aliénation que suppose le logement; du moment que j’ai des sortes de containers dans lesquels je ne peux loger que des objets, j’ai objectivé l’homme, je vais dans le sens dramatique et inconscient de l’évolution contemporaine : l’homme est réduit à l’état d’objet. Le plus grave c’est qu’on arrive à le faire s’y complaire. Bien entendu, en supprimant la conscience de soi, on supprime sa dramatique.2
 
• Très important est cet espace climatique lié à l’espace centré, à l’espace de l’Umwelt : le monde selon qu’il est clair, obscur, vert ou brun ou blanc. Ce ne sont pas des qualités purement descriptives, ce sont des qualités qui engagent mon propre rapport à moi et mon rapport au monde. Il est certain que la manière de me comporter aux choses et au monde est conditionnée par tous ces moments appelés thymiques, pathiques ou climatiques qui rejoignent cet espace centré qu’est l’espace du corps propre. C’est par le relais de la climatique de l’espace que l'espace centré est l’espace non pas de l’ajustement mais de la rencontre. La rencontre n’est pas une relation de sujet à objet, c’est une relation de moi à cet autre : l’altérité.2
 
• Une œuvre d’art n’est pas un objet. Une œuvre d’art est opérante à l’égard d’elle-même, c’est en quoi consiste son être. Elle est une altérité, ce que Schelling avait déjà noté, une altérité rayonnante. Dans ce sens justement, l’on peut parler du visage d’autrui comme l’on peut parler du visage d’une œuvre car elle me regarde comme je la regarde. Cette idée de visage est fondamentale pour distinguer ce qu’on peut appeler une architecture proprement esthétique et humaine, et du même coup éthique, et une architecture neutre, une architecture aliénante, une architecture dans son apparente rigueur, à la fois rigide et lâche.2
 
la phénoménologie et la description d’espaces imaginaires
 
• L’art n’est pas imaginaire. L’imaginaire, c’est le ressac de l’imagination, là où l’imagination a perdu sa transcendance, son dépassement.2
 
• Les conceptions de l’espace qui émergent à travers la langue et le discours ne correspondent à aucun modèle préexistant, l’espace exprimé dans les usages linguistiques étant hétérogène, discontinu, phénoménologique, topologique, spécifique à la langue, plutôt que tridimensionnel, euclidien, isotrope et homogène. Les verbalisations de l’espace peuvent être considérées selon trois axes thématiques, de l’espace comme référent structuré par la langue à l’espace comme forme structurante : les ressources de langue disponibles pour « dire l’espace », l’organisation des descriptions spatiales dans le discours et l’interaction sociale, le fonctionnement de l’espace dans les métaphores.3
 
• D’autres formes de structuration sont notables dans les sciences cognitives et interactionnelles qui caractérisent la description de l’espace. Du point de vue cognitif, les verbalisations spatiales donnent lieu à des modes spécifiques de planification discursive, régis selon la figure du parcours qui linéarise les éléments de la description dans la succession, ou selon la figure de la carte qui distribue les éléments décrits dans un espace saisi globalement.3
 
• Le propre des expressions spatiales est qu’elles ne se limitent pas à référer à des entités spatiales. Les métaphores spatiales, utilisées dans des domaines sémantiques variés, et notamment pour l’expression de la temporalité, sont un exemple de la puissance modélisatrice de l’espace. La deixis textuelle, constituée d’expressions permettant de renvoyer à des lieux dans le discours, utilise aussi massivement des repères spatiaux, qui figurent la page comme un espace vertical ou la parole comme espace linéaire.3
 
• La question du corps, celle de notre place au monde et du sens de notre vie en commun, conduit à rechercher un rempart contre la débâcle d’un découpage spatial sans qualité.4
 
• Il faut, note Merleau-Ponty, “comprendre le rêve à partir du corps” — bien entendu : le Leib —, c’est-à-dire “comme l’être au monde sans corps, sans « observation », ou plutôt avec un corps imaginaire sans poids”. Cela signifie, en première approximation, sans corps en même temps situé, comme corps-chose ou Leibkörper (Husserl), parmi les choses, et situé comme « centre de perspective » sur les choses, comme « observatoire » de l’Umwelt. Comme si, délivré de cette pesanteur matérielle, le Leib comme être au monde sans Körper, était porteur d’un être au monde « sans corps », ou s’était mué en “corps imaginaire sans poids”.5
 
• Merleau-Ponty enchaîne aussitôt : “comprendre l’imaginaire par l’imaginaire du corps”, formule absurde si l’on réduit le Leib au Körper, ou si, comme il le dit, on comprend l’imaginaire comme « néantisation » (du rapport réel avec des choses réelles), c’est-à-dire seulement depuis l’« observation » où le corps (Leib et Körper tout ensemble) est situé parmi les choses.5
 
• Mais il y a plus dans ce retournement où joue déjà la réversibilité du « corps imaginaire » à l’« imaginaire du corps » puisque, dès lors, l’imaginaire, compris par l’imaginaire du corps, est “vraie Stiftung de l’être” — vraie institution d’un « il y a » qui est un « il y a » sensible —, “dont l’observation et le corps articulé sont [des] variantes spéciales”. Autrement dit, loin de tout réalisme, le retournement pensé par Merleau-Ponty conduit à penser l’imaginaire comme matriciel par rapport au lien réel avec les choses réelles - ce qui ne veut pas dire que l’imaginaire soit à l’origine de la réalité. C’est plutôt comme si, dans le rêve, s’effectuait quasi-spontanément une épokhè de la réalité et du corps situé comme observatoire (et portant le Körper en lui), épokhè qui laisserait comme « résultat » l’être au monde avec un “corps imaginaire sans poids”, un Leib, porteur, désormais, de son imaginaire.5
 
 
1 marc perelman, L’architecture au corps, Ousia
2 henri maldiney, L’architecture au corps, Ousia
3 arlette streri - lorenza mondada, Vocabulaire de sciences cognitives, PUF
4 c. younès - p. nys - m. mangematin, L’architecture au corps, PUF
5 marc richir, L’architecture au corps, p.32 à p.33