L’ESPACE IDÉALISÉ
- MÉTAPHORE DU COSMOS
 
“Comment la confrontation de l’homme à l’espace constitue un temps privilégié de la construction de la personne”
Michel Roux
 
Intuition phénoménologique de la spatialité de la nature
Edmund Husserl
 
• La mathématique pure et notamment la géométrie pure, ne peut avoir de réalité objective qu’à la seule condition de concerner uniquement les objets des sens; mais on établit ce principe à propos de ceux-ci que notre représentation sensible n’est aucunement une représentation des choses en elles-mêmes, mais seulement de la manière dont celles-ci nous apparaissent. Il s’ensuit que les propositions de la géométrie ne sauraient être les déterminations d’une simple création de notre fantaisie poétique qui, à ce titre ne sauraient être rapportées avec certitude à des objets réels; tout au contraire, il s’ensuit que c’est de façon nécessaire qu’elles valent pour l‘espace et du même coup pour tout ce que l’on peut rencontrer dans l’espace, puisque l’espace n'est rien d'autre que la forme de tous les phénomènes externes, et que c’est seulement sous cette forme que les objets des sens peuvent nous être donnés.1
 
• La Terre est un corps de forme sphérique qui, certes, n’est pas intégralement perceptible d’un coup et par un seul, mais dans une synthèse primordiale en tant qu’unité d’expériences individuelles, nouées les unes aux autres. Un corps qui est pour nous sol d’expérience de tous les corps dans la genèse empirique de notre représentation du monde. Ce « sol » n’est pas d’abord expérimenté comme corps, il devient corps-sol à un niveau supérieur de la constitution du monde à partir de l’expérience et cela annule sa forme originaire de sol.2
 
• La Terre est un tout de parties implicites, chacune pouvant être réellement divisée et être un corps, chacune a son lieu — et la Terre possède ainsi un espace intérieur en tant que système de lieux ou (quand même pensé de manière non mathématique) un continuum local eu égard à une divisibilité totale. C’est par conséquent pour la même raison que chaque corps quelconque, en tant que divisible, possède son lieu au point de vue des parties. Mais l’espace intérieur et l’espace extérieur de la Terre ne forment qu’un seul et unique espace.2
 
• Les chairs, « ma chair » et les « autres chairs », sont perçues, en tant que corps dans l’espace, à chaque fois en leur lieux, et non perçues, mais pourtant perceptibles (ou expérimentables de manière modifiée) comme ce qui dure continuellement en un mouvement-repos qui s’étend sur cette durée (mouvement et repos internes aussi).2
 
• Ma chair : dans l’expérience primordiale, elle n’est ni en déplacement ni en repos, seulement mouvement et repos internes, à la différence des corps extérieurs. Tous les corps ne « se meuvent » pas dans un « je vais », en général, dans un « je me meus » kinesthétiquement et la Terre-sol dans son ensemble ne se meut pas sous moi.2
 
la question de perspective et de point de vue dans l’espace
edmund husserl
 
• “Je pourrais voler si haut que la Terre apparaîtrait comme une sphère.” La Terre pourrait aussi être si petite que je pourrais la parcourir de tous côtés et en venir, indirectement, à la représentation de sphère. Je découvre par conséquent qu’elle est un grand corps sphérique. Mais la question est précisément de savoir si et comment je peux parvenir à la corporéité, au sens où « astronomiquement » la Terre est bien un corps parmi les autres, parmi les corps célestes.2
 
• Pour pouvoir appréhender indirectement les étoiles en tant que corps, je dois déjà être pour moi homme sur la Terre en tant que mon sol-souche. Peut-être dira-t-on : il n’y aurait pas de difficulté si je et nous pouvions voler et avions deux Terres comme corps-sol et que, de l’une, on puisse toujours voler jusqu’à l’autre. Ainsi l’une deviendrait justement corps pour l’autre, qui serait sol. Mais que signifie deux Terres ? Deux fragments d’une Terre avec une humanité. Ces deux fragments s’assembleraient en un sol et chacun serait simultanément corps pour l’autre. Ils auraient autour d’eux l’espace commun dans lequel chacun en tant que corps aurait éventuellement un lieu mobile, mais le mouvement serait toujours relatif à l’autre corps et irrelatif au sol synthétique de leur ensemble. Les lieux de tous les corps auraient cette relativité d’où résulterait pour le mouvement et le repos la question : par rapport auquel des deux corps-sols ?1
 
• Il est sans cesse question de perspective, de place et de point de vue, dans le texte L’Arche-originaire Terre ne se meut pas. Comment nous apparaît la terre sous cet angle, demande Husserl ? Et sous cet autre angle ? Comment nous apparaîtrait-elle si nous étions sur la lune, dans une voiture, dans un avion ou dans une navette spatiale ? Son exploration des points de vue possibles sur la terre ne s'arrête pas au règne humain. “Je suis un oiseau et je vole2”, s’exclame-t-il. Plus loin Husserl imagine qu’il “pourrait voler si haut que la terre apparaîtrait comme une sphère2”. Ou encore que la terre serait si petite qu’il pourrait la parcourir de tous côtés. Le phénoménologue n’est arrêté par aucune frontière. Rien d’humain ne lui est étranger, et rien non plus d’animal ou d’extra-terrestre. Il peut faire l’expérience de toutes les consciences et de tous les points de vue car, au niveau transcendantal, il existe une technique particulière dont le nom est le « transfert perceptif », qui permet de prendre la place de l’autre et de voir avec ses yeux. L’objet de ces perceptions est invariable: il s’agit toujours de la terre. Mais la perspective change. Elle se fait aérienne puis rampante, lunaire puis mobile. Tous les points de vue doivent être occupés, et tous mènent à cette conclusion : “La Terre est pour tous la même Terre, sur elle, en elle, au-dessus d’elle règnent les mêmes corps...2”.3
 
• Si la Terre est constituée de chair et de corporéité, alors le « ciel » est aussi nécessaire en tant que champ des choses qui, à l’extrême, sont, pour moi et nous tous, encore expérimentables spatialement — et ce à partir de la Terre-sol. Ou bien un horizon ouvert des lointains accessibles est constitué; à partir de tout point de l’espace, qui m’est accessible, il y a un horizon extrême, une limite (sphère de l’horizon), où ce qui est encore expérimentable en tant que chose éloignée disparaît finalement avec l’éloignement. Inversement : je peux naturellement me représenter que des « points » devenant visibles sont des corps éloignés qui se sont rapprochés et peuvent maintenant se faire plus proches jusqu’à atteindre la Terre-sol. Mais maintenant aussi : je peux me représenter que ce sont des lieux-foyers.2
 
• Dans le changement des foyers, ceci demeure universellement exprimé (si foyer a le sens habituel de mon territoire actuel, individuel ou familial) : tout ego a un archi-foyer — et un archi-foyer appartient à tout archi-peuple avec son archi-territoire. Mais chaque sur-peuple (supra-nation) est finalement lui-même naturellement domicilié sur la « Terre » et tous les développements, toutes les histoires relatives ont, dans cette mesure, une unique archi-histoire, dont ils sont les épisodes.2
 
• “J’apprends à comprendre, écrit Husserl, que dans l’espace de la première Terre-sol, il y a de grands vaisseaux aériens qui y naviguent depuis longtemps: je naquis sur l’un d’eux, ma famille y vit, c’était mon sol d'être jusqu’à ce que j’apprenne que nous ne sommes que des navigants sur la plus grande Terre2”. Husserl ose les exemples de science-fiction; il n’est pas sujet au vertige; il élargit sa méditation à l’immensité du cosmos. Il a conscience des objections les plus fortes qu’on peut adresser à sa thèse sur l’immobilité d’une Terre qui serait la patrie absolue de l’humanité. Celle-ci pourrait migrer, coloniser d’autres planètes. Et sur terre, certains n’ont jamais connu le sol ferme. Il évoque les enfants de marins nés sur un bateau. Le bateau est leur « Terre », leur « patrie originaire ». Ils n’ont pas d’autre point de référence. Cependant, ajoute Husserl, leurs parents ou grands-parents ont du vivre sur la terre qui demeure, même s’ils ne la connaissent pas, leur “archi-foyer2”. Cette fois, la mémoire des générations remplace la perspective directe. Tout converge vers cette Terre définitivement immobile. Les arguments qui pourraient mettre sa thèse en difficulté ne sont pas soulevés. Mais ici est la limite du texte: la réflexion théorique est parfois supplantée par un attachement profond, physique, pour notre planète. L’affect prévaut sur la raison. Le terme biblique d’Arche en est l’expression de cet attachement.3
 
la fonction existentielle de l’espace michel roux
 
• À la lumière des écrits de Gaston Bachelard sur les quatre éléments et la poétique de l’espace, il existe une catégorie de grands espaces qui font l’objet d’un réinvestissement important de l’imaginaire : “Les autres forces imaginantes creusent le fond de l’être, à la fois, le primitif et l’éternel. Elles dominent la saison et l’histoire. Dans la nature, en nous et hors de nous, elles produisent des germes où la forme est enfoncée dans une substance, où la forme est interne.”4
 
• Dans la démarche du saharien ou du navigateur solitaire, il y a une volonté affichée de rompre avec les contraintes collectives et technologiques de la civilisation pour retrouver une autonomie perdue, en revenant aux origines. Cette nostalgie des origines, ce goût pour un éternel retour, ce refus du caractère irréversible de la marche du temps sont bien les arguments du mythe.4
 
• Dans les mythes cosmogoniques, les dieux transforment le Chaos en Cosmos, accomplissant ainsi des actes civilisateurs. Leurs gestes deviennent alors des gestes paradigmatiques, proposés à l’imitation et à la répétition.4
 
• Les rapports de l’homme à l’espace dans la société traditionnelle, comme dans le désert ou sur mer, permettent à l’homme de résoudre les contradictions entre ses aspirations individuelles et le besoin d’appartenir à un groupe. Sur mer et dans le désert, l’individu exerce sa propre souveraineté sur l’espace : une fois sorti du port ou de l’oasis, c’est lui qui trace sa route, installe son bivouac ou mouille son ancre à sa guise. Ses contraintes sont celles des grandes forces primordiales : l’eau, l’air, le soleil, la terre, etc…, et le monde est bien sa représentation et sa volonté.4
 
• Ce rapport à l’espace, par l’ensemble des connaissances particulières qu’il requiert, donne à l’individu la possibilité d’effectuer sa puissance, et l’effectuation de puissance est source de joie. Autrement dit, il existe un lien constructeur entre l’homme et l’espace, plus ou moins indépendant des considérations sociales et économiques.4
 
• Qui aujourd’hui dispose encore d’un usage libre et singulier de l’espace ? Ce qui fut le quotidien du plus grand nombre, n’est plus que le privilège d’une minorité. Il est significatif que les mots des navigateurs soient restés si proches de ceux des agriculteurs et des défricheurs du passé, eux qui sillonnent ou labourent les mers, abattent les milles, taillent leur route, etc… De la même manière, on observera que ceux qui peuvent encore effectuer leur puissance, particulièrement les chercheurs, ont repris cette terminologie spatiale : le terrain des recherches, le champ des investigations, les chemins de la connaissance, les méandres de la pensée, etc4
 
• La métaphore n’est pas une simple ornementation du langage, mais comme l’ont montré l’epistémologue J. Schlanger ou le philosophe P. Ricœur, un rapport de similitudes qui découle de la mise en évidence d’une homologie de structures. Les rapports de l’homme à l’espace ne sont pas entièrement subordonnés aux réalités économiques, sociales et politiques, mais ils ont une fonction existentielle propre d’individuation, ils permettent aux individus de se différencier, et par là-même de s’intégrer à une communauté.4
 
• L’industrialisation a provoqué un vaste mouvement de déracinement, qui prive le plus grand nombre de ce libre usage de l’espace, et qui ne cesse de s’intensifier dans notre société. Elle engendre une nostalgie et une recherche constante d’espaces se prêtant à des usages libres et personnalisants. Cette problématique nous renvoie aux concepts que Gilles Deleuze et Félix Guattari développent dans Mille Plateaux : la société constitue un système organisé autour de deux pôles :
    _ Celui de la machine abstraite de surcodage qui produit des espaces homogènes, appropriés, géométriques, divisés, striés, normés, organisés autour de centres de pouvoirs, et qui renvoie à la machine d’État.
    _ Celui de la machine abstraite de mutation qui opère par décodage, trace des lignes de fuite et qui réfère au nomade, à la création, aux forces incontrôlées, spontanées, etc…
    _ Entre les deux, à un niveau moléculaire, ces deux machines se rencontrent, la machine de surcodage tend à barrer les lignes de fuites, à les récupérer en les normant, tandis que la machine de mutation tend à fissurer et à faire fuir l’édifice de la machine de surcodage.4
 
• L’aventure est sans doute l’une des manifestations les plus marquées de cette nostalgie. En effet, si les aventuriers restent peu nombreux, leurs expériences sont depuis quelques années proposées à l’imitation sous des formes extrêmement populaires. L’aventure est une réponse à l’absurde mais qui dénie aux mots le pouvoir de le combattre. À la lutte par les idées elle préfère substituer l’exercice de la volonté que matérialise le culte de l’action régénératrice, une action qui n’a pas d’autre objet réel qu’une quête de soi-même même si elle peut éventuellement s’accompagner de justifications.4
 
• Si l’aventure intéresse donc le géographe au premier plan, c’est parce qu’elle propose un axe de lecture original de l’espace, qui en conditionne l’usage. Elle ne veut en retenir que les éléments nécessaires au voyage initiatique, elle fait donc du sauvage une exigence incontournable. Elle opère un désinvestissement de l’espace économique, socialisé, normé au profit du terrain vierge qui garantira les bonnes conditions de l’affrontement. Cette confrontation à mains nues, non seulement redonne à l’individu le pouvoir de décider, mais rétablit en même temps la fiction de l’égalité primitive en feignant de soustraire les conditions de la victoire aux lois économiques et sociales.4
 
• Le besoin d’espaces de la nostalgie est susceptible de masquer de véritables enjeux en matière d’aménagement de certains milieux qui, comme la mer ou le désert, sont trop investis de valeurs mythiques. Certains choix en matière économique, ne doivent pas toujours leur légitimité à la rigueur du raisonnement économique, mais à l’existence de postulats dont l’imaginaire facilite l’acceptation a priori et qui donnent au discours l’aspect d’évidences parfaitement logiques, selon une logique propre à ce que Edgar Morin nomme le paradigme.4
 
• La seule prise en compte des phénomènes physiques, économiques et sociaux ne suffit pas pour rendre intelligibles les modalités d’organisation des hommes dans l’espace, il faut entreprendre de travailler sur les mythes fondateurs des sciences sociales.4
 
• Parallèlement, une nouvelle approche du paysage accorde une plus large part aux dimensions culturelles qui structurent les grilles de lecture (ou les filtres perceptifs). L’École de Besançon, dans son travail de conceptualisation du paysage, propose un schéma du système-paysage dont l’ambition cherche à concilier ce qu’il y a d’objectif et ce qu’il y a de subjectif, en matière de paysage. À cet effet, J.-C. Wieber et Th. Brossard définissent un complexe systémique qui comprend trois grands sous-ensembles : les sous-systèmes producteurs génèrent les formes paysagères; ils sont à l’origine du paysage visible, que des sous-systèmes utilisateurs appréhendent au travers d’un filtre perceptif ; le paysage devient création de l’œil et de l’esprit, interface entre un milieu et une société qui le regarde, et de ce fait lieu des projections mentales et affectives, champ d’application du mythe, de l’esthétique, de l’économique, etc…4
 
• Vouloir inclure mythe et imaginaire dans un système global d’interprétation de l’espace géographique, c’est essayer de déterminer la nature des interactions qui font « émerger » un imaginaire spatial tout en montrant comment lui aussi irrigue en retour les composants du système.4
 
• La limite entre rationalité et imaginaire n’est pas facile à établir parce que, dans le domaine des sciences humaines, le réel connaissable est un réel phénoménologique qui, en tant que tel, procède de la lecture subjective que des individus font de leur expérience de l’espace ; mais cette lecture ne prend son sens que dans le travail de reconstruction (inévitablement subjectif) qu’en propose un observateur.4
 
• La narrativité, en proposant une refiguration cohérente du monde, est ce qui supplée à l’aporie de l’expérience du temps.4
 
• Si l’on admet l’existence d’un imaginaire, il ne peut être qu’une composante d’un système complexe au même titre que les objets que la géographie étudie. On ne peut donc pas limiter a priori son champ d’application; mais au contraire on peut supposer qu’il ne connaît aucune limite, et on peut l’impliquer systématiquement, dans chaque phénomène géographique.4
 
la métaphore concilie imagination et réalité
michel roux - paul ricœur
 
• La métaphoricité n’est pas seulement le trait de la lexis, mais du mythos lui-même, et cette métaphoricité consiste, comme celle des modèles, à décrire un domaine moins connu — la réalité humaine — en fonction des relations d’un domaine mieux connu — la fable tragique —, en usant de toutes les vertus de la « déployabilité systématique » contenue dans cette fable. La métaphore est cette stratégie du discours par laquelle le langage se dépouille de sa fonction de description directe pour accéder au niveau mythique où sa fonction de découverte est libérée.5
 
• Le mythe fonctionne comme un modèle en ce sens qu’il propose, sur le mode de la fable, une redescription qui possède tous les traits de composition et d’ordre qui manquent à la vie quotidienne. La qualité du modèle est sa déployabilité, c’est-à-dire la possibilité qu’il offre d’établir de nouvelles connexions entre des domaines apparemment lointains. Or l’imagination est justement ce qui permet cette recherche de nouvelles connexions. Mais comme la mise en rapport d’un discours avec un autre s’effectue selon les lois de l’isomorphisme, c’est-à-dire la mise en évidence d’une parenté entre leurs structures, l’imagination n’est pas un “fléchissement de la raison mais le pouvoir d’essayer de nouvelles relations sur un modèle décrit5”.4
 
• La métaphore - non pas un simple énoncé métaphorique isolé, mais plutôt ce qu’il serait convenu d’appeler un réseau métaphorique, correspond à l’isomorphisme, que Paul Ricœur, citant M. Black, nomme le “rationale de l’imagination”. Cette réflexion sur la métaphore, qui devient le rationale de l’imaginaire et du mythe, propose une alternative aux oppositions stériles entre réel et imaginaire, entre dedans et dehors.4
 
• Sur ce point Edgar Morin rappelle que les deux pensées, rationnelle et mythique, se combinent dans les sociétés archaïques et peuvent se symbioter étroitement dans notre civilisation contemporaine; le mythe relève d’un arkhé-esprit toujours vivant qui fonctionne comme un noeud gordien cérébro-spirituel et qui conjugue avant de dissocier, raison et imaginaire, objectif et subjectif, image et réalité, chose et mot, etc…4
 
• L’imaginaire n’appauvrit pas le regard sur le monde, ne l’anéantit pas plus qu’il ne le déforme, car il constitue une totalité : au contraire, par les relations analogiques qu’il établit entre les objets, les individus, la nature et le cosmos, par la compréhension et les projections qu’il autorise, il crée du sens et de l’existence, résout les tensions entre individualité et communauté.4
 
• À l’extrême c’est la soumission de l’expérience quotidienne à une pensée rationnelle trop épurée, disjonctive et exclusive, qui déforme le champ des représentations en en retirant une part fondamentale. Notre société ne cesse de produire, au nom d’universaux, des espaces (au sens propre comme au sens métaphorique) civilisés, normés, standardisés, elle semble faire de la convergence une règle absolue. C’est à ce processus de déréalisation que renvoie le concept de déterritorialisation.4
 
• La déterritorialisation est le passage d’une représentation spatiale, qui se nourrit en permanence d’une dialectique du dedans et du dehors — projection de l’affect sur l’espace et réciproquement : l’homme transfigure les sables et est transfiguré par les sables —, à celle d’un espace social, transparent, universel. Autrement dit, elle est un phénomène de dissolution d’une composante individuelle dans une abstraction, donc une certaine forme de dépossession. Elle alimente chez les individus un sentiment de nostalgie et les pousse vers d'autres espaces en mesure de la satisfaire. Comme le dit Antoine de Saint Exupéry, il est des hommes qui veulent être réveillés par une épreuve sur un terrain fertilisant : le désert ou la ligne, comme d’autres eussent choisi le monastère. Et cette épreuve qu’est-elle d’autre qu’une tentative de revenir à l’arkhé-pensée.4
 
• Les espaces de la nostalgie prennent alors tout leur sens; ils procèdent d’un projet réel ou métaphorique d’échapper à l’espace et à la pensée trop unidimensionnels de la civilisation contemporaine, pour revenir à des conditions qui ne dissocient pas la pensée mythique et la pensée rationnelle. La réalité phénoménale de l’aventurier en mer illustre parfaitement cette dynamique. La conduite du bateau fait autant appel à la raison (dynamique des fluides, météorologie, navigation), qu’à l’intuition (le « sens marin ») et au mythe, quand en affrontant les flots, le navigateur reproduit les gestes paradigmatiques du héros qui transforme un Chaos (la tempête qui confond les cieux et les abîmes, le jour et la nuit) en Cosmos (l’espace du bateau). Inutile de dire qu’une telle pratique présente les caractères de la rareté, ne serait-ce que parce que les espaces où il est encore possible de tracer sa route sont devenus rares.4
 
• On comprendra dès lors que les espaces de la nostalgie (mer, désert, montagnes, etc…) aient une valeur marchande élevée. Et dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils puissent être mobilisés dans des stratégies de distinction, et se transformer en signes à acquérir pour marquer une appartenance.4
 
• L'imaginaire s’impose comme une réalité à part entière qui peut irriguer toutes les sphères de la société et tous les champs disciplinaires.4
 
l’imaginaire comme réalité « émergente » michel roux
 
• C’est ce qui conduit à définir l’imaginaire comme l’ensemble exhaustif des configurations de l’espace que les individus possèdent au moment d’entrer en contact avec cet espace; autrement dit, il s’apparente à des structures de pensée et de ce fait, il constitue une réalité émergente d’un métasystème complexe.4
 
• L’imaginaire s’apparente à une émergence qui réinvestit le système sous la forme d’un paradigme. C’est cette rétroaction qui résout la contradiction d’un système qui devrait produire une infinité d’imaginaires puisqu’il est le lieu d’interactions multiples, mais qui ne propose en fait qu’un nombre limité de modèles spatiaux. En effet, la nostalgie est le schème de l’ouverture, de la divergence, de la différence au sein d’une même globalité; elle renvoie à un monde qui assume ses contraires et ses antagonismes. Elle s’oppose potentiellement à la civilisation qui progresse en clôturant, en produisant des normes, du général, de l’abstraction, de la raison, et qui réduit les dimensions de l’espace à ses seules composantes économiques et sociales et l’ampute de ses fonctions d’ouverture sur les autres mondes (du divin, de la nature, etc…).4
 
• La nostalgie crée autant la civilisation qu’elle en est le produit. Elle en constitue le référent indispensable. Plus le système produit de « civilisé » plus il crée des tensions qui sont stabilisées par la production de nostalgie selon un processus de rétroaction négative. Dans cette perspective, cette dernière n’est pas sans rappeler la dialectique que propose G. Deleuze et F. Guattari entre la machine abstraite de mutation qui tend ses lignes de fuite et la machine abstraite de surcodage qui les bloque ou les canalise.4
 
• La nostalgie serait une forme d’entropie, un état de dispersion originel et naturel, vers lequel retourne spontanément le système dès que les normes s’effondrent. C’est pour lutter contre cette tendance que le système de la civilisation code, construit des autoroutes de toutes sortes, canalise, concentre et fait converger; il  produit de la neguentropie, de l’ordre organisationnel, donc des contraintes qui provoquent immanquablement une dissipation de l’énergie (entropie).4
 
le paradigme spatial, son étendue et sa dynamique
michel roux - edgar morin
 
• “Un paradigme contient, pour tout discours s’effectuant sous son empire, les concepts fondamentaux ou les catégories maîtresse de l’intelligibilité en même temps que le type de relations logiques d’attraction/répulsion (conjonction, disjonction, implication ou autre) entre ces concepts ou catégories. Ainsi, les individus connaissent, pensent et agissent selon les paradigmes inscrits culturellement en eux.”6
 
• Au sein de notre société coexistent deux paradigmes spatiaux inséparables, dont l’approche dans le champ de la complexité les engage a priori sur le terrain de la diversité :
    _ le paradigme du monde clos qui régit l’espace civilisé et fait de la norme et de la convergence les modes privilégiés de développement,
    _ le paradigme des espaces de la nostalgie qui incorpore des éléments du paradigme de l’espace mythique.4
 
• Ces paradigmes ne fonctionnent pas pour tous les individus, ils ne représentent que les caractères d’une probabilité.4
 
Les espaces de la nostalgie réalisent, pour des individus, les conditions spatiales d’un projet réel ou métaphorique de renouer avec la pensée mythique. Et si la mer et le désert en sont des modèles fonctionnels grandeur nature, ils peuvent prendre des formes métaphoriques en conservant leurs propriétés. Le choix ne se réduit donc pas à l’aventure réelle ou la vie normée. Le psychanalyste D. Anzieu, créateur du concept de Moi-peau, confesse que la nature des pathologies a considérablement évolué ces dernières décennies : alors que les premiers psychanalystes traitaient des névroses, leurs successeurs sont confrontés aujourd’hui “aux besoins des individus de se reconnaître des territoires habitables et viables, limites, frontières à la fois qui instituent des différences et qui permettent des échanges entre les régions (du psychisme, du savoir, de la société, de l’humanité) ainsi délimitées”. Or ces pathologies, qui renvoient à des problèmes d’espaces — incertitudes sur les frontières entre le Moi psychique et le Moi corporel, entre le Moi réel et le Moi idéal, entre ce qui dépend de Soi et ce qui dépend d’Autrui, etc… — sont attribués par l’auteur à l’extension sans précédent de la civilisation mue par l’idée d’un progrès infini.4
 
• De la même manière qu’il est difficile de cerner l’étendue géographique et sociologique d’un mode de représentation spatial, il est malaisé de définir son statut dans l’ordre du temps : l’image du désert, de la mer, le paradigme des espaces de la nostalgie (qui ne peut se concevoir sans celui du monde clos) s’inscrivent en tant que permanences, obéissent à une évolution cyclique, procèdent d’une rupture historique (le passage à la modernité et/ou l’industrialisation), et font partie d’un système qui ne cesse de s’apparenter à une rétroaction positive destructrice dans la mesure où la planète est finie, du moins au regard de certains usages.4
 
le choix de la complexité et de l’incertitude michel roux
 
• Il est possible de réduire les contradictions que le rapport au temps peut induire en les pensant au sein d’une même dynamique, selon le protocole suivant :
    _ Des images existent de longue date.
    _ Des paradigmes indissociables et antagonistes sont là pour les mobiliser dans le jeu mouvant de leurs interactions. Celui de l’espace mythique touche l’immense majorité des masses, celui du monde clos gagne les élites. Leur antagonisme n’a qu’une portée réduite, la production de nostalgie est faible et limitée à ces mêmes élites.
    _ Dans la mesure où ces paradigmes et ces images sont produits par un système complexe, il est normal que des boucles stabilisatrices les fassent osciller autour d’un point d’équilibre.4
 
• La recherche des métaphores, des homologies, des isomorphismes apparaît comme un processus fondamental pour approcher le système. Il faut réunir tous les éléments que des parentés de structures autorisent, autrement dit s’affranchir du dirigisme de l’arborescence. Et ce d’autant plus que l’arborescence induit une notion de hiérarchie qui paraît particulièrement préjudiciable.  En effet rien ne dit que les réalités à grande échelle (niveau cellulaire) celles de l’individu, du clan, du terroir, etc… se déduisent mécaniquement des réalités à petite échelle (niveau molaire) celui des grands agrégats, classes sociales, états, etc…4
 
• D’où l’intérêt du concept de rhizome que G. Deleuze et F. Guattari opposent à celui d’arborescence et qu’ils définissent comme “un système acentré, non hiérarchique, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états7”. Le rhizome fonctionne par connexion de points, même de natures différentes; il n’a pas de commencement, ni de fin; il est comme un plateau “qui se développe en évitant toute orientation sur un point culminant ou vers une fin extérieure7”.4
 
 
1 kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin
2 edmund husserl, La Terre ne se meut pas, Les Éditions de Minuit
3 pascal chabot, L’Arche des phénoménologues, conférence prononcée à l’ULG
4 michel roux, Géographie et complexité, L’Harmattan
5 paul ricœur, La Métaphore vive, cité par Michel Roux, op. cit.
6 edgar morin, La Vie des idées, cité par Michel Roux, op. cit.
7 gilles deleuze - felix guattari, Mille Plateaux, cité par Michel Roux, op. cit.