L’ARCHITECTURE
- DISPOSITIF PHÉNOMÉNAL
 
“La marque d’une sédimentation humaine, le lieu où convergent nature et culture”
Patrice Ceccarini
 
Cartographie de l’objet architectonique
 
• La carte spécifique qui nous intéresse est plus vraisemblablement à penser en tant que carte à construire/dé-construire, une carte trajet de la pensée du constructeur, une carte diagramme qui oblige à penser l’édifice comme le résultat de l’action conjuguée du temps, de l’espace, et de l’homme.1
 
• Un édifice fonctionne souvent en opposition au territoire, il peut même le nier; il en opère fatalement la mutation car il est l’agent de la transformation de l'environnement. Bien qu’il soit facile de produire matériellement une construction, il est très difficile de prendre conscience de la portée des opérations qui en déterminent la création face à la complexité d’un contexte géo-graphique ou urbain.1
 
• L’architecture, articulant sa pratique sur deux champs cartographiques, devra en établir la conjonction : le premier, réel, correspond au territoire à l’intérieur duquel s’inscrit l’édifice, le second, potentiel, instrumental et foncièrement imaginaire, assumera la fonction primordiale de métamorphoser sinon de bouleverser la conformation d’un paysage par l’ajout ou la suppression d’un édifice.1
 
• Une image satellite donne à voir non pas la représentation d’un espace familier, géométrique, mais au contraire, nous projette dans un espace totalement abstrait, insoupçonnable : un espace dé-figuré.1
 
• La cartographie joue un rôle de fil conducteur particulièrement utile pour s'interroger sur le statut qu’elle assume en architecture et en urbanisme, considérés non pas comme des pratiques opérationnelles mais en tant que regard disciplinaire sur le territoire.1
 
• Le potentiel instrumental du cartographe offrirait la possibilité de mieux discerner l’ambivalence des fonctions s’exerçant entre le désir d’une analyse critique des propriétés d’un site — le Genius loci — et l’idéologie inhérente à sa formation.1
 
• L’espace en extension du territoire géographique et celui replié de l’objet architectonique forment une totalité perméable, un champ phénoménal dont la porosité s’inscrit et se décrit de par la nature toute physique de la matérialité.1
 
• L’objet architectonique, en somme, n’est rien d’autre qu’un dispositif spatial et matériel, — un mécanisme trouvant l’origine de son mouvement dans une cause qui lui est étrangère, externe et qui, cependant, détermine son identité. Il ne peut produire d’effets que relatifs à sa conformation ou structure.1
 
• L’objet architectonique est un « champ » où se condensent les phénomènes, un « champ catastrophique » localisé.1
 
• Un objet architectonique dans sa matérialité peut être réduit à sa plus simple expression. Son fonctionnement est, dans l’absolu, analogue à celui d’une éprouvette de mécanique : un morceau de nature que la main de l’homme referme à l’aide d’une figure de géométrie. On comprendra dès lors, que le « lieu » spatial et physique caractérisant l’objet, aussi modeste soit-il, constitue un véritable territoire, un substrat matériel qui forme un paysage à part entière.1
 
phénoménologie structurale - Une définition analytique de l’artefact architectural
 
• Tout objet architectural possède intrinsèquement sa propre théorie.1
 
• La matérialité de l’objet architectural fait que celui-ci assume la fonction de mémoire naturelle dans laquelle se trouve déposée l’œuvre en acte, ou arkhé.1
 
• « L’impression » ou l’empreinte, (inscription/circonscription) du matériau, produite par la technique (le geste et l’outil), est réductible à une « grammatologie architecturale » purement spatiale et géométrique — et de ce fait codifiable.1
 
• La géométrie architecturale constitue un langage logographique entendu au sens de son acception linguistique.1
 
• Tout système logogrammatique architectonique est rapportable à une rhétorique spécifique.1
 
espace pluridisciplinaire - méthodologie et problématique architecturale
 
• Le domaine de l’objet bâti est le produit physique et matériel d’une pratique technique et constructive.1
 
• Le domaine de l’histoire est le siège des croyances et des valeurs d’une société.1
 
• Saisir les processus logiques qui déterminent l’artefact architectural par la réduction et le ressaisissement de la distance entre le temps — objet du discours historique — et la spatialité du dispositif — objet de l’architecture.1
 
• Le domaine abstrait, spécifique de l’œuvre architecturale est l’espace idéel et codé où se trouve inscrit l’ordre caché de sa logique.1
 
• Des trois plans déterminant l’accès à l’œuvre d’art (plan des significations premières ou naturelles, plan des significations secondes ou conventionnelles, plan du contenu ou du sens immanent), le troisième constitue l’infrastructure des deux autres; en lui s’inscrit le vaste réseau d’enquêtes artistiques, mais aussi linguistiques, politiques, juridiques, économiques, philosophiques et religieuses.1
 
morphogénèse idéelle et cognitive - forme abstraite de l’artefact architectonique
 
• La morphogénèse idéelle et cognitive est à distinguer de la morphogénèse effective et matérielle propre à la réalisation de l’artefact.1
 
• La modélisation a pour but de comprendre et d’expliquer au travers du recul qu’impose l’histoire, la différence capitale entre « phénomène architectural » et « fait constructif ».1
 
• Les pratiques constructives successives, en « s’incarnant » dans le matériau de construction, véhiculent une part de l’idéologie dominante d’une époque.1
 
• Le dessin fonctionne comme un système de signes portant une finalité. Au travers du dessin, se trouve sous-jacente la théorie qui doit être considérée comme un authentique outil de pensée, une instrumentation ayant pour but essentiel l’exploration du « réel ».1
 
• Perçue comme le support d’une figuration, comme une image que l’on a faite matériellement pour qu’elle reste durable, éventuellement une image enveloppant le spectateur, l’architecture devient métaphore et oblitère presque totalement la raison physique de la construction et les procédures qui l’ont élaborée.1
 
• Les œuvres n’ont pas pour seul mode d’existence et de manifestation le fait de « consister » en un objet. Elles en ont au moins un autre, qui est de transcender cette « consistance » soit parce qu’elles « s’incarnent » en plusieurs objets, soit parce que leur réception peut s’étendre au-delà de la présence de cette (ou ces) disparitions.1
 
• “Les objets d’immanence allographiques ne peuvent se transformer sans altération au sens fort, c’est-à-dire devenir (d’)autres2”, alors que les objets d'immanence autographiques sont susceptibles de transformations. Cette distinction suggère la différence entre l’être physique de l’artefact et son statut (onto)logique.1
 
• La division entre l’objet physique et son statut ontologique recouvre la confusion qui est faite entre l’artefact produit et la raison de sa production.1
 
• L’architecture est un “art mixte et transitionnel”. Elle présente des formes purement autographiques et des formes pleinement allographiques (appartenant au domaine de la représentation et du code). Le fait de considérer l’objet architectonique comme un objet d’immanence allographique oblige à le considérer comme le fruit d’une pratique idéalisante caractérisée par l’emploi de systèmes et de schémas et dessins que l’on peut qualifier de « diagrammes ».1
 
• L’objet architectonique est considéré comme l’incarnation ou la représentation matérielle d’un objet idéel.1
 
• Une œuvre d’art — a fortiori un édifice — est un objet intentionnel, un artefact à fonction esthétique; son mode d’existence est à quoi il sert, comment il fonctionne et ce qu’il est et ce qu’est sa finalité.1
 
• Son autre mode d’existence est qualifié de transcendance. L’œuvre unique —autographique — devient plurielle pour ceux qui la regardent a posteriori.1
 
• La « raison » interne de l’objet - l’histoire de sa production - marque la matérialité de l’artefact qui peut être qualifié d’œuvre productrice en acte.1
 
• L’interface entre l’artefact et ce qui le produit doit pouvoir reproduire le sens immanent inscrit dans l’artefact architectonique, la marque de la présence/absence de ce qui est « l’œuvre » de l’art.1
 
• L’univers cognitif formant l’infrastructure symbolique et signifiante de l’œuvre matérielle accompagne nécessairement son élaboration depuis la conception jusqu’à la fabrication. Il en résulte une sédimentation de traits signifiants de nature différenciée.1
 
• L’artefact est un fait constructif considéré comme le résultat d’un processus cognitif et ayant pour tâche la description rigoureuse des procédures logiques et techniques entrant en jeu dans la conceptualisation, la formalisation et la réalisation d’un édifice.1
 
• Le mouvement de balancier du jeu d’observation/reconstruction du sens est l’indice d’une description phénoménologique en acte qualifiée de description modélisante.1
 
• L’œuvre possède un mode d'existence double s’articulant entre une immanence (le fait que l’œuvre consiste en un objet) et une transcendance (la réception et la survie de l’œuvre ou le fait que l’œuvre dépasse son immanence). L’immanence sous ses deux régimes, est de l’ordre de l’être, la transcendance sous ses divers modes est, quant à elle, de l’ordre du faire ou de « l’agir ». L’immanence définit l’œuvre au repos (ou plutôt en attente), et la transcendance montre l’œuvre en action, et l’art à l’œuvre.1
 
• Le terme transcendance se rapporte à la perception et à l’interprétation des phénomènes produits par la manifestation matérielle de l’œuvre.1
 
démarche phénoménologique
 
• Lorsque nous nous trouvons face à l’objet architectonique, celui-ci doit être paradoxalement considéré comme inconnu — incompris en tant que système signifiant — bien que son existence soit bien réelle. Nous ne saisissons pas ce qu’est le sens de l’objet devant nous et pourtant nous sommes obligés “de [le] reconnaître comme donné absolument et indubitablement2” dans l’immédiateté de l’évidence.1
 
• Le phénomène pur au sens de la phénoménologie ne doit donc pas être confondu avec le phénomène psychologique: “entendu en ce sens le phénomène tombe sous la loi à laquelle nous devons nous soumettre dans la critique de la connaissance, sous celle de l’epoch (épokhè) à l’égard de ce qui est transcendant3”.1
 
• La phénoménologie procède en élucidant par une vue, en déterminant le sens et en distinguant le sens. Elle compare, elle distingue, elle établit des liaisons, met en rapports, divise en parties, ou isole des moments.1
 
géométrie comme objectivité idéale et spatialité du langage
 
• La géométrie, de par son système de notation est un médium de communication sur le virtuel.1
 
• La virtualité de l’écrit laisse l’objectivité idéale dans une permanence, une sorte de champ transcendantal autonome dont tout sujet actuel peut s’absenter. L’écriture permet qu’apparaisse une pure subjectivité transcendantale, c’est-à-dire la possibilité d’une réactivation des objectivités idéales.1
 
• La graphie, qui forme à la fois, les figures géométriques et les lettres ou calligrammes, devient l’index à partir duquel on peut mettre en évidence, non seulement la communauté de leur principe originaire, mais aussi la différentiation qui s’établit progressivement entre le langage oral et la langue écrite.1
 
• Les deux “triades fonctionnelles” de l’architecture et du langage sont conjointes grâce à une homologie structurale pour les faire fusionner en trois couples fondamentaux :
_ Le premier couple, référent/domaine physique, implique l’idée (le concept) et/ou l’objet matériel auquel on se réfère.
_ Le deuxième couple, signifié/domaine linguistique, correspond principalement à la signification que l’on attribue au référent, ce qui équivaut dans le domaine strictement linguistique au champ sémantique.
_ Le troisième, signifiant/domaine mathématique, permet la représentation formalisée de la valeur du signifié. Il s’agit des mots graphiques signifiants, c’est-à-dire l’instrumentation “dure” du code permettant la mise en relation avec le référent physique ou conceptuel.1
 
• Le mode pictographique est le mode (actuel) le plus banal de codification du projet architectonique en ce sens qu’il détermine “des séries ouvertes non organisées” de façon stricte (à la différence du “langage qui se laisse concevoir comme une combinatoire”), ce qui n’exclut pas une schématisation structurale de son organisation. Il met à distance la physique des matériaux sans établir pour autant de réelle connexion avec le langage. Il est un code ayant pour fonction de jouer sur le potentiel “différentiel”, l’écart séparant le référent de sa représentation. Il permet ainsi une variété de jeux figuratifs jusqu’aux effets illusionnistes de l’architecture baroque. La force de ce mode est de “déréaliser” les êtres existants tout en “réalisant” d’autres êtres purement fictionnels et par conséquent invisibles. Ce mode pictographique concerne l’ensemble des arts plastiques, c’est-à-dire tout ce qui touche globalement aux arts visuels.1
 
• Le système logographique aboutit à un renversement fonctionnel des procédures de codification, partant de l’immanence autographique, l’objet peut, dès lors, s’inscrire dans un régime d’immanence allographique non seulement pour “mémoriser” les propriétés structurelles intrinsèques de l’œuvre, mais aussi pour produire l’œuvre — ceci n’étant possible qu’à partir du moment où un signe graphique dénote une unité linguistique signifiante (ou non).1
 
• Les langues phonographiques ou les langues morphèmographiques inscrivent la temporalité dans la linéarité du texte bien que les secondes possèdent, de par leur nature visuelle, des similitudes assez frappantes avec une logographie architecturale.1
 
• Dans la machine rhétorique, ce que l’on met au début, ce sont des matériaux bruts de raisonnement, des faits, un “sujet”; ce que l’on trouve à la fin, c’est un discours complet, structuré, tout armé pour la persuasion. Cette métaphore vaut pour le fait architectural : l’objet architectonique, comme tout artefact, est un tissage de matière et de géométrie; son organisation générale — sa structure — est le fruit de ce montage.1
 
Res est ce qui est “promis au sens, constitué dès le départ en matériau de signification” et Verbum “la forme qui va déjà chercher le sens pour l’accomplir”, laissant une libre circulation entre les choses matérielles et la structure du langage. Le pivot de cette ambivalence n’est autre que le jeu de confusion/distinction entre référent/signifié. Ainsi passe-t-on indifféremment du mode mythographique au mode logographique.1
 
• Le sens et la signification globale d’une œuvre, en termes strictement rhétoriques (Dispositio), peuvent être reconnus comme un classement des parties du discours : l’analyse méticuleuse de cette organisation révèle l’enchaînement logique des idées, donc l’homogénéité et la cohérence de l’idéologie directrice et par conséquent, la finalité de l’artefact lui-même.1
 
• L'idéologie “directrice” est par excellence l’arkhé de l’artefact, son principe et son commandement; l’acte de construire devient acte d’architecture, la texture matérielle amorphe devient une “tecture” guidée par un principe.1
 
• La nature linéaire de l’arkhé est la seule trajectoire continue qui traverse de part en part l’artefact architectonique; à la fois temporelle et matérielle, elle lui confère sa permanence.1
 
• Le modèle clairement hiérarchisé proposé par la rhétorique générale se présente sous forme arborescente, la constitution d’un édifice est, par nature, aléatoire et rhyzomatique. Pour élaborer sa propre organisation, l’artefact (considéré comme objet hétérogène et contingent) s’appuie sur des plateaux (le langage verbal, la géométrie, la technique, la matière, etc…) structurellement séparés.1
 
• Le réseau infrastructurel de l’objet — dispositio —, à la fois linéaire spatial et matériel, renvoie à la notion de   « dispositif ».1
 
• Un objet d’architecture est de prime abord un dispositif spatio-technique (en tant qu'assemblage technique de matériaux et assemblage logique de figures). Mais aussi un dispositif spatio-temporel signifiant, en quelque sorte une Actio articulant les instances physiques et linguistique dans le but de construire sens et signifié.1
 
• La dispositio vise non-seulement la « re/in/stauration mythique » d’un discours intérieur du spectateur, mais encore l’efficience dramaturgique, c’est-à-dire son effet sur le spectateur, dans le but de le convaincre et de l’émouvoir. En somme, de provoquer le phénomène que l’ancienne rhétorique dénomme Actio. Un dispositif spatio-temporel peut avoir recours à une suite ordonnée d’éléments visuels signifiants de nature pictographique, ou n’avoir recours qu’à des phénomènes physiques produit intentionnellement dans l’objectif de produire du sens. Il n’est plus question ici d’un dispositif iconique, mais d’un dispositif physique donnant une perception pluri-sensorielle et directe de « ce » qui est « représenté ». Dans un tel cas la dispositio joue plus avec des éléments physiques, des éléments naturels, organiques et vivants, qu’elle n’agit sur les formes abstraites que sont les signes logographiques ou pictographiques.1
 
• L’objet architectonique demeure en principe le fruit d’une intention et résulte toujours d’un montage. Ce montage de sens sera qualifié de dispositif sémantique.1
 
• La géométrie n’est plus véritablement écriture, elle est « ce qui forme ».1
 
• L’infrastructure de l’artefact possède nécessairement des connexions structurales entre les trois plans fondamentaux du langage, et marque obligatoirement une continuité de sens spatiale, temporelle et phénoménale dont la caractéristique est d’être transversale. La géométrie dans un tel cas a la capacité de définir le « lieu » comme « espace » intelligible, agissant et signifiant.1
 
• La géométrie — associée à la rhétorique —, en tant que représentation formelle du dispositif matériel spatio-temporel porteur de sens, n’est autre qu’une topologie.1
 
• Concevoir la rhétorique comme géométrie sémantisée, en appelle directement à la fonction « pétrifiante » de la rhétorique; en l'occurrence pour l’objet architectonique, de le pétrifier en lui donnant une forme « architecturale ». De ce fait la rhétorique est aussi inventio entendue comme topique, c’est-à-dire « dépôt » de configurations spatiales discursives, de figures géométriques réifiées, de « lieux » privilégiés où se concentre le sens.1
 
• Un bâtiment est un réseau statique de traces/empreintes liées à des opérations techniques sur un support matériel, dénotant le mouvement dynamique de sa structuration. La matière formée est dépositrice d’actions passées de sorte que l’artefact architectonique se manifeste comme une forme de mémoire. Elle témoigne, en lui et sur lui, des marques et des traces de la totalité des phénomènes qu’il a subis tout au long de l’histoire de sa formation.1
 
 
1 patrice ceccarini, Catastrophisme architectural, L’Harmattan
2 gérard genette, L’Œuvre de l’art, cité par P. Ceccarini Immanence et transcendance, op. cit.
3 edmund husserl, L’Idée de la phénoménologie, cité par P. Ceccarini, op. cit.